Plastic amalgam

« Le travail du poème consiste à juxtaposer des fragments qui a priori n’ont pas de rapport. » Pour son quatrième épisode, Poésie à problèmes se penche sur un poème qui multiplie les larsens sans être pour autant bruitiste. Alice Notley – la poétesse (78 ans, « l’une des poétesses les plus célèbres et célébrées des USA ») – a beau dire ne pas s’intéresser à la traduction, traduire oblige à comprendre même (et surtout) quand il n’y a rien à comprendre.

Il y a quelques mois, dans le numéro d’hiver de la Paris Review, j’ai lu un poème qui compte cinq strophes dont voici la première :

     The Answer is Awe

Dream old pay phone ringing in hospital I pick up

receiver        voice says “The answer is awe.”

Still don’t know what to do with it last September right

before I was diagnosed        and the dream is still irritating

I have a checkup Friday        I’m working on The Old Language

again. Does do if it is there nothing or any thing

Take the laundry out of the machine—that proves zilch.

If the answer were awe, I would be burdened with awe

Je ne connaissais pas l’autrice : une certaine Alice Notley, et je ne savais dire exactement pourquoi j’aimais cette strophe – mais j’ai immédiatement écrit un message à Céline Leroy (que je remercie d’avoir relu et amélioré les traductions que je vais proposer plus bas), avec qui il m’était déjà arrivé de commenter les sommaires de cette revue : « Est-ce que tu connais Alice Notley ? C’est une jeune poète qui a publié un texte dans la dernière Paris Review que j’ai trouvé vraiment pas mal ». Bien sûr, Céline connaissait ; elle eut la délicatesse de ne pas m’apprendre tout de suite qu’Alice Notley avait 78 ans ; que c’était l’une des poétesses les plus célèbres et célébrées des USA ; qu’elle avait d’ailleurs fait partie de cette informelle « École de New York » dont j’ai parlé la dernière fois, aux côtés de John Ashbery ou Ted Berrigan (qui était aussi son mari). À la lecture du poème, du reste, j’aurais dû au moins deviner que la femme qui parle n’était pas toute jeune : puisqu’elle a connu les « old pay phone » et qu’elle s’est fait diagnostiquer un cancer. J’ai sans doute imaginé que c’était une jeune fille à cause du ton dégingandé, hirsute, de cette poésie dont la voix, quoique l’autrice puisse être âgée, demeure très fraîche.

Après plusieurs relectures, je saurais maintenant dire pourquoi cette première strophe m’a plu. J’aime le carambolage syntaxique du premier vers : « Dream old pay phone ringing », ces noms posés les uns sur les autres, qu’on pourrait traduire « Vieux téléphone à pièces rêvé sonnant à l’hôpital », sans être sûr que « dream » ne soit pas, par exemple, un verbe à l’impératif – ou réponde à un tout autre usage. J’aime la phrase entendue en rêve : « The answer is awe. », que l’on pourrait traduire par « La réponse est terreur » (au sens d’effroi), à ceci près que les lettres de « awe » se retrouvent toutes dans le mot « answer », et dans l’ordre, si bien que « The answer is awe » insinue souterrainement quelque chose comme « Au fond de la réponse, de toute réponse, gît une monstrueuse terreur : les lettres mêmes le disent », le rêve affirmant une vérité dont l’évidence est démontrée par une logique quasi-cratylienne. On trouverait quelque chose de proche en français dans une phrase comme : « La réponse est repos ». Mais évidemment, cela ne fait pas le même effet, de se réveiller d’un rêve qui a formulé l’une ou l’autre affirmations. Une troisième chose que j’aime dans cette strophe : l’ambiguïté de l’expression « right / before I was diagnosed », qui tient à l’absence de ponctuation – faut-il lire « right before, I was diagnosed » (« juste avant, on me diagnostiqua ») ou « right before I was diagnosed » (« juste avant qu’on me diagnostique ») ? Ambiguïté également impossible à tenir en français. Je me suis demandé au passage ce qu’était cet « Old language », jusqu’à découvrir que dans un entretien en ligne, Alice Notley déclarait : « I am trying to find something that I call “THE old language” contained in our cells or what our cells are… ». Il s’agirait donc d’un langage pré-linguistique : biologique, voire génétique – un langage qui donc n’est pas, à proprement parler, un langage. Un peu plus loin, je suis troublé par l’expression « Does do if it is there nothing or any thing » que j’ai retourné d’abord en vain dans tous les sens. Il y a trois verbes, dont deux conjugués à la troisième personne du singulier : « does » et « is ». Lequel des trois est le verbe de la proposition principale ? Si c’est une question, « does » joue le rôle d’auxiliaire, mais pour quel verbe (ce ne peut être ni « do » ni « is ») ? Et quel serait son sujet ? Si c’est une affirmation, pourquoi « does » est-il en tête de phrase ? Après moult relectures, je pense qu’il faut lire ainsi : « Does do » (avec « does » utilisé emphatiquement comme auxiliaire accentuant « do », et ce dernier verbe au sens de « ça va » : ça va vraiment, ça va aller – l’absence de sujet tenant à l’oralité), une pause, puis « if it is there », avec « it » qui désignerait la tumeur (puisqu’elle va faire un checkup) : ça va aller, si c’est là. Même si la tumeur est là, ça ira. Une nouvelle pause, « nothing or anything », rien ou quelque chose. J’aime le mot « zilch », que je rencontre pour la première fois, et dont le dictionnaire m’apprend qu’il signifie « que dalle ». Enfin, j’aime « if the answer were awe », reprenant et développant le jeu de paronymie entre « answer » et « awe », en ajoutant « were » : la phrase devient vraiment du chewing-gum. La strophe pourrait se traduire ainsi : 

Vieux téléphone à pièces rêvé qui sonne à l’hôpital je décroche

combiné       une voix dit « La réponse est terreur. »

Je sais toujours pas quoi faire avec septembre dernier juste

avant le diagnostic       et le rêve continue de m’agacer

j’ai un bilan de santé vendredi       Je travaille sur le Langage Originaire

de nouveau. Ça ira si c’est là rien ou quelque chose

Sors le linge de la machine — ça prouve que dalle.

Si la réponse était terreur, je croulerais sous la terreur

Il y a une forme (que reproduisent les strophes suivantes), mais le contenu est tout à fait étranger à toute préoccupation littéraire. C’est pourquoi dire que « la littérature est affaire de forme » (ce qui est vrai, me semble-t-il), n’implique pas d’être formaliste (ce qui signifierait que seule la forme compte). La littérature est affaire de forme, mais la littérature n’est que la moitié de ce qui compte, dans la littérature. L’autre moitié, c’est la vie. D’ailleurs, Alice Notley n’a pas l’air de s’intéresser beaucoup aux discussions strictement littéraires. C’est aussi sa fraîcheur : il y a par exemple quelque chose d’assez punk dans sa manière de repousser, d’un revers de la main (et il y a un doigt d’honneur au bout de cette main), les discussions scolastiques sur la traduction (du genre de celle que je viens de donner à lire plus haut). Elle déclare en effet dans l’entretien du numéro suivant de la Paris Review (je traduis) :

La traduction ne m’intéresse pas. Discuter de traduction ne m’intéresse pas. Je n’ai pas tellement envie de faire traduire mes livres, même si je sais que ce serait une bonne idée. Je ne supporte pas quand les gens commencent à dire à quel point c’est important, même si ça l’est – je sais que ça l’est – mais le bavardage des gens à propos de toutes ces choses que tu peux faire comme traducteur, les différentes traductions possibles, tout cela est absolument ridicule. On a besoin d’une traduction et c’est tout. Y a pas besoin de tout ce baratin avec le texte.

Je ne suis pas du tout d’accord avec ces affirmations, mais ce n’est pas la question. Plutôt le fait que je vois dans le poème d’Alice Notley un subtil équilibre entre clarté et obscurité, qui me semble être une autre manière de désigner les rapports, dont j’ai commencé à parler plus haut, entre forme et contenu. Le contenu, c’est ce qui pourrait aussi se donner en prose : J’ai un cancer, je sors le linge de la machine, j’ai fait un rêve. La forme, c’est ce qui vient compliquer voire anéantir le contenu, parce qu’elle l’organise selon des logiques qui ne ressortissent pas à ses prétentions assertives. Allitérations, concaténations, carambolages, répétitions, métaphores, équivoques syntaxiques, tous ces éléments (par lesquels le poème échappe à la prose) entrent en contradiction avec le contenu, le problématisent, le reprennent, le repiquent ou le lacèrent. Des motifs apparaissent alors à la surface, comme des croûtes sur les vaisseaux du sens. La forme en ressaisissant le contenu lui adjoint une deuxième couche de signification, qui non seulement complique la première, mais joue orthogonalement à elle – et les rapports entre ces deux dimensions sont intéressants. Ils s’illustrent, se contestent, se concurrencent, se bloquent, se jettent des ponts. Ils varient en tout cas, extraordinairement, autant que la musique (elle aussi un ensemble de rapports) varie, du baroque au punk. D’un côté, la ligne claire est compliquée par un travail virtuose ; de l’autre, brouillée par un effet Larsen. Il en va de même en poésie. Les maniéristes et les bourrin(e)s jouent tous la forme contre le contenu, mais différemment. Je dirais d’ailleurs que le poème vraiment intéressant s’épanouit à un degré supplémentaire de dialectique : lorsque la virtuosité baroque s’avère être une manière d’être suprêmement bourrin, ou réciproquement, au moment où vous vous rendez compte que Jimi Hendrix joue du Bach avec son larsen. C’est en tout cas là que travaillent, généralement, les œuvres que j’aime ; est-ce ici qu’il faut aussi placer le boulot d’Alice Notley ? Peut-elle nous offrir — je dirais que c’est, au fond du fond, l’effort du poème – une expérience lisible de l’illisible ?

Mais je plaque mes marottes. Repartons plutôt du texte : par exemple, « Does do if it is there nothing or any thing ». Ce qui saute aux yeux, d’abord c’est l’illisible, la concaténation parataxique de monosyllabes. Et puis, obligé d’émettre des hypothèses de ponctuation, ou de rapporter les pronoms à des antécédents crédibles, d’ajouter des pauses, de décoder les images, on fait peu à peu lever des significations possibles. Si le sens se donnait d’emblée (comme dans la prose), le poème ne serait pas intéressant ; s’il se refusait résolument, non plus. Or, cet entre-deux offre moins (chez Notley en tout cas) comme je l’ai prétendu, une « expérience lisible de l’illisible », qu’une invitation à construire la lisibilité de ce qui était d’abord illisible. Raison pour laquelle, d’ailleurs, je ne suis pas d’accord avec elle quand elle énonce : « Peu importe qu’un poème soit clair ou pas/difficile ou pas » : la question est au contraire cruciale, à mon avis, car il s’agit là d’un drame du sens. Qu’un poème soit clair ou pas, difficile ou pas, dit la manière dont il règle ses rapports forme/contenu, donc l’essentiel de comment nous devrons attaquer sa lecture. Quel alpiniste dirait « Peu importe si la paroi est facile ou pas » ? Sauf qu’Alice Notley ne dit bien sûr pas cela dans une phrase de prose (avec laquelle on peut être en désaccord), mais dans un poème dont la signification est plastiquée par sa propre forme, de sorte que l’on assiste à un spectacle davantage que l’on ne subit un discours – un spectacle que nous devons qui plus est en partie activer nous-même, d’hypothèse en hypothèse. Un spectacle, également, on va le voir, improvisé, ou à moitié improvisé, rapprochant les unes des autres des choses hétérogènes et commentant son propre geste. Il peut affirmer, au passage, que comprendre n’est pas important – mais dès lors que nous comprenons cette phrase et son importance, nous ne pouvons je crois l’accepter. Il y a quelque chose de scandaleux (scandaleux et facile – c’est une manière de faire comme s’il n’y avait pas de problème : oui, voilà, on ne comprend rien en poésie, mais c’est un détail ! Non, ce n’est pas un détail !!) dans la proposition – qu’il faut comprendre – selon laquelle comprendre n’est pas important, non ? (Ça me fait penser aux riches qui disent « l’argent ne fait pas le bonheur »). À moins qu’il faille la « comprendre », mais en un sens supérieur ? Comment comprendre « comprendre » ? Comment comprendre « Il n’y a rien à comprendre » ? Le titre, également, est aussi monstrueusement ambigu dans sa portée (est-ce une simple affiliation générique, « ceci est un poème », ou un manifeste, « voici l’essence du poème » ?) qu’il est d’une clarté cristalline : « Poem ». Il est tiré, comme « The Answer is Awe », d’un livre qui vient de paraître, Being Reflected Upon (Penguin, 2024). J’en tente ici une traduction. Beaucoup d’expressions posent des problèmes, et mériteraient d’être commentées, mais comme dirait Alice Notley (cette fois je m’y tiendrai) « on a besoin d’une traduction et c’est tout. Y a pas besoin de tout ce baratin avec le texte ». Voici donc : 

     Poème

Peu importe qu’un poème soit clair ou pas

difficile ou pas             C’est une création élémentaire de l’univers

et toujours en cours en ce qui concerne ses particules tant que je le dis

le poème     Si tu le lis tu m’entends aussi

les fragments de son de pensée de mot vus, sans sensation

si tu es mort    Tout ce que tu as à faire avec ça c’est rien

Tout le reste est une telle montagne de choses      la poésie

est la simple réalité    Pas de preuve juste être là     Prouver

c’est une invention humaine la poésie est ce que tu fais avec

la conscience qui est ce qu’il y a    écoute juste un peu.

Tout le monde se fout que tu comprennes     qui comprend

pourquoi nous sommes en vie   depuis quand je n’ai pas compris

un truc… un sujet de dissertation je marc

hais disons près des Grands Magasins — Comment ? un jour

tu as appris tu as appris à marcher l’homme

au singe et aux trois chiens n’est plus là.

J’entre et achète des cadeaux Baccarat ou Swarovski

je comprends la mort maintenant.

                                                            Un chauffeur de taxi chtarbé

m’a dit avoir fait de la prison pour avoir protesté contre la guerre en face

des Galeries Lafayette     c’est la partie du poème que j’ai laissé tomber

juste pour l’écouter     auditoire dont il était si reconnaissant

qu’il a porté ma valise jusqu’à ma porte      en décem

bre après l’opération mais avant la radiothérapie

Il venait de La Réunion et c’est possible,

tenir tout cela ensemble, avec ce qu’on appelle des mots

mais de nouveau particules de communication, ô toi particules

tout ce qu’il y a ?    tout ce qu’il y a.

Je voudrais malgré tout souligner pour finir la portée de ces derniers vers. Le travail du poème consiste à juxtaposer des fragments qui a priori n’ont pas de rapport. Et pourtant, « c’est possible,/tenir tout ça ensemble ». Cela me fait penser à cette proposition de T. S. Eliot : « When a poet’s mind is perfectly equipped for its work, it is constantly amalgamating disparate experience » (« l’esprit d’un poète parfaitement outillé pour son travail fusionne en continu des expériences disparates »). Elle implique de faire bouger ou d’approfondir la réflexion que j’ai ébauchée sur la forme et son rapport avec le contenu. Dire que la forme et le contenu s’opposent, ou que la forme plastique le contenu, c’est en rester à la phrase. Or le poème travaille « avec » plusieurs phrases et aussi « entre les phrases ». J’ai parlé plus haut d’improvisation : les phrases tombent les unes après les autres, dans l’expérience de vivre ; le poème trouve un moyen de les faire tenir à peu près ensemble. Sans tout synthétiser dans un genre de discours convenu, il amalgame le disparate. On ne peut donc pas en rester au modèle du plasticage. Plastic intraphrastique et amalgame inter-phrastique, voilà le travail de la forme. Ce double mouvement est celui de la création du sens, ou comme l’écrit plus emphatiquement Notley, « une création élémentaire de l’univers ». Il y a tout ce qu’il y a, mais là-dedans, le poème coupe et réagence.

L’unité de ce geste double est la forme.

Ce sur quoi elle l’applique est l’univers.

Dont elle opère, ce faisant, la création.