Dans le premier et le second des précédents volets de cet essai, j’ai cherché à reconsidérer la manière dont l’acte du deuil et la compréhension de ce qui est « pleurable » ont changé, et sont encore en train de changer, alors que nous sommes confronté·es au changement climatique et aux guerres en cours. Dans les situations où la perte est en cours, nous ne pouvons pas nous contenter de dire qu’une perte a eu lieu, même si c’est bien le cas, puisque nous sommes encore en train de perdre et que nous anticipons d’autres pertes à venir. Le défi de repenser le deuil sous cet angle m’a amené·e à reconsidérer les séquences temporelles qui sont mobilisées dans la plupart des analyses du deuil.
La question posée par le premier Freud était de savoir si une personne pouvait accepter la réalité d’une perte qui s’était définitivement produite, ou bien si elle s’engageait dans une forme de déni ou d’évasion mélancolique, en refusant ainsi la perte. Celle-ci était caractérisée comme un « verdict de la réalité » qu’il fallait accepter : l’enjeu était de reconnaître que la perte est une réalité historique et qu’il n’y a aucun moyen d’inverser la séquence temporelle qui a établi ce fait.
Les choses devinrent plus complexes en 1923, lorsque Freud suggéra, dans Le Moi et le Ça, que la mélancolie faisait en réalité partie du deuil, que celles et ceux que nous avons aimé·es et perdu·es sont précisément incorporé·es dans le moi et continuent à vivre sur un mode qui contredit en partie le « verdict de la réalité » sur lequel Freud insistait en 1917. Dans le premier cas, une perte a eu lieu et il s’agit seulement d’admettre sa réalité ; dans le second, une sorte de continuation de la vie (a kind of living on) se produit à travers la transformation de la structure psychique du moi lui-même. Dans ce second modèle, cet autre perdu qui vit en moi, ou qui est devenu une partie de moi, ou qui s’installe dans le moi, est et n’est pas la personne qui a été perdue.
Quel statut accorder à cette vie qui continue ? Il ne s’agit pas d’une vie après la mort au sens religieux du terme, mais cette situation ne peut pas non plus être expliquée via une approche strictement empirique. L’autre continue de vivre en moi, mais pas sous sa forme antérieure. Et dans la mesure où cet autre continue de vivre en moi, je suis moi-même transformé·e par cette manière qu’il a de m’habiter. Chez Freud, on trouve donc une distinction entre « vivre » et « continuer de vivre », sur laquelle Jacques Derrida a insisté lorsqu’il a lu Benjamin (en distinguant fortleben (la continuité de la vie par transformation) et überleben (la survie), ou en anglais : « living on » et « surviving »).
Lorsqu’il réfléchit à la temporalité du deuil en termes de « travail du deuil », Derrida revient à la question du temps et de la temporalité complexe qui traverse le « je » dans un tel contexte. Derrida fait une distinction entre, disons, l’adresse au mort qui ne peut jamais arriver à destination – car le destinataire a disparu – et les façons dont les morts continuent de s’adresser à nous – sous la forme d’une présence, d’une image ou d’une voix, comme une sorte de hantise. Tout au long de son livre Chaque fois unique, la fin du monde, Derrida élabore une méditation sur l’amitié, mais aussi sur la singularité de la perte, sur la singularité de l’autre et sur les conditions de possibilité de la référentialité.
Dans le premier chapitre, Derrida relit Barthes comme s’il s’agissait d’une pratique de deuil, comme si la lecture et la relecture faisaient partie du « travail du deuil ». Dans Le Moi et le Ça, Freud retravaille sa distinction antérieure entre le deuil et la mélancolie. Dans le modèle précédent, la personne qui faisait son deuil acceptait la perte et transférait effectivement sa libido vers un nouvel objet. Mais en 1923, Freud insiste sur le fait que l’être aimé et perdu est incorporé au moi, ce qui entraîne un changement fondamental : l’autre qui est perdu s’intègre à une nouvelle architecture de l’égo. Ou plutôt, la perte entraîne une restructuration complète de l’égo. Et, en ce sens, l’autre perdu continue de vivre, transformé et me transformant. Faire le deuil de cette perte, c’est incorporer l’autre, ou autoriser cette incorporation, et se laisser ainsi changer, c’est assumer une autre structure, endosser une plus grande complexité. On n’est pas tout à fait la même personne avant et après la perte. Dire qu’on subit une perte est un abus de langage, puisque c’est supposer que la personne avant la perte est la même que la personne après la perte. Reconnaître la perte, c’est se laisser changer par elle. La personne se demande à nouveau : qui suis-je à la suite d’une telle perte ? Mais aussi : où est l’autre maintenant ? Au-delà de moi, ou en moi, ou en un sens les deux à la fois ? Des questions fondamentales touchant l’intersubjectivité, la réalité et le temps viennent alors au premier plan.
Dans le premier chapitre de Chaque fois unique, la fin du monde qu’il consacre à Roland Barthes, Derrida précise que l’on continue à s’adresser au mort, tout en sachant que notre adresse n’arrivera jamais à destination. Mais on est aussi la personne à qui l’autre s’adresse, au sens où l’on est hanté·e. L’autre appelle, mais sa voix apparaît désormais comme une interpellation immatérielle, une voix venue de nulle part, ou une image qui est, et n’est pas, la personne disparue. En essayant de comprendre le statut de cette image, en particulier dans les photographies, Barthes fait retour à la phénoménologie, pour interroger l’absence présente qui demeure. L’autre a disparu, mais il reste présent en tant que disparu, c’est-à-dire sur le mode de l’avoir-disparu. Ce n’est pas une contradiction, étant donné que de nombreuses formes d’absence structurent la réalité ou encore ce que nous pouvons appeler l’expérience (Erfahrung). Ce qui reste a disparu, mais il persiste néanmoins dans sa manière singulière d’avoir disparu. Alors, comment devons-nous comprendre cette sorte de persistance ?
La perte d’un être cher n’équivaut pas simplement à la perte d’autres personnes, d’objets ou d’idéaux. Non, il y a une singularité dans cette absence qui persiste. Derrida admet également que le mimétisme fait partie du deuil, comme l’avait fait Freud avant lui. En réalité, Derrida ventriloque Barthes lorsqu’il écrit :
« Mais c’est toujours la singularité en tant qu’elle m’arrive sans être tournée vers moi, sans être, elle, présente à moi, et l’autre peut être “moi”, moi ayant été ou devant avoir été, moi déjà mort dans le futur antérieur, et dans le passé antérieur de ma photographieJacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, présenté par P.-A. Brault et M. Nass, Paris, Galilée, 2003, p. 39. ».
D’une part, l’autre est singulier, et il vient à moi, sans intention délibérée de m’atteindre. D’autre part, l’autre singulier qui a disparu témoigne d’une structure qui pourrait être généralisée à n’importe qui. En effet, il se pourrait qu’un jour ce soit moi qui arrive à quelqu’un d’autre, sans orientation délibérée et sans arriver à destination.
Lorsque Derrida se tourne vers Barthes, il constate que ce dernier effectue un passage obligé « au travers de la phénoménologie« Passant au travers de la phénoménologie » (ibid., p. 83). », et plus précisément au travers d’une phénoménologie de l’image. Il écrit:
« Dans la photographie, le référent est visiblement absent, suspensible, disparu dans l’unique fois passée de son événement, mais la référence à ce référent, disons le mouvement intentionnel de la référence (puisque Barthes recourt justement à la phénoménologie dans ce livre), implique aussi irréductiblement l’avoir-été d’un unique et invariable référent. Elle implique ce “retour du mort” dans la structure même de son image et du phénomène de son imageIbid., p. 82. ».
Le référent ne se limite pas à sa version actuelle : le référent se déploie dans le temps et à travers des modalités temporelles spécifiques. L’image est tout à fait singulière dans sa capacité à déployer de multiples temporalités. Derrida se réfère à ce « retour du mortIbid., p. 67. » dans l’image et ne traite l’image ni comme un pur médium, ni comme le corps sensible qu’elle représente. L’image fonctionne comme « un morceau venu de l’autre (du référent) qui se trouve en moi, mais aussi en moi comme un morceau de moi Ibid., p. 83.… ». Ce qui est référentiel ici est décrit dans les termes phénoménologiques qui importaient pour Barthes. C’est pour cette raison que Derrida les reprend, en écrivant :
« […] l’implication référentielle est également intentionnelle et noématique, elle n’appartient pas au corps sensible ou au support du photogramme Ibid. ».
La singularité de l’autre n’est pas conservée dans cette absence présente. Elle m’arrive sous la forme d’un détail, d’une odeur, d’un écho ; ce fragment d’expérience remplace l’autre perdu, mais le décompose aussi en morceaux qui viennent former une chaîne métonymique. Et, comme vous le savez, la chaîne métonymique de la mémoire s’éloigne de l’objet perdu, de l’autre perdu. C’est à ce moment-là que Barthes lui-même conclut dans La Chambre claire que
« le temps [est] la ressource ultime pour la substitution d’un instant absolu à un autre, pour le remplacement de l’irremplaçable, de ce référent unique par un autre qui est encore un autre instant, tout autre et encore le mêmeRoland Barthes, La Chambre claire, Paris, Seuil, 1980, p. 90. ».
L’irréductibilité apparente de l’autre qui se dégage comme le « punctum » de la photographie, en nous déchirant, en se déchirant lui-même, réintroduit de la substituabilité dans la scène de la perte.
Le premier Freud pensait que l’on surmonte la perte par une substitution, substitution qui définissait ainsi cette première version du deuil. Et voilà que Barthes, suivi par Derrida, trouve dans la substitution le mode par lequel celui qui est perdu persiste dans le présent. La substitution devient le relais, la manière par laquelle l’autre transformé m’arrive, et par laquelle je me retrouve habité·e par cette présence qui me hante. Nous sommes ainsi ramené·es à la question de la temporalité :
« Le temps n’est-il pas la forme et la force ponctuelles de toute métonymie, sa dernière instanceIbid. ? ».
Et ce retour est suivi de près par la phénoménologie :
« Ce nouveau punctum, qui n’est plus de forme, mais d’intensité, c’est le Temps, c’est l’emphase déchirante du noème (“ça-a-été ”), sa représentation pure Ibid., p. 148. ».
Cette approche du deuil est centrée sur la perte d’autres humains et se concentre sur les notions d’amitié et de proximité. Celui ou celle qui est perdu·e est connu·e, un·e intime, quelqu’un à qui l’on aurait pu s’adresser dans le passé et à qui l’on ne peut plus s’adresser maintenant, ou qui aurait pu s’adresser à moi auparavant, mais qui m’arrive désormais comme une hantise sans but. Cette approche du deuil se concentre aussi sur le processus transformateur de l’incorporation, sur le fait qu’elle dépend d’objets partiels ou de morceaux, et sur la manière dont le corps vivant est transformé par cette habitation partielle.
Mais que se passe-t-il lorsque ce que nous cherchons à pleurer dépasse le cadre de l’amitié, lorsque la perte est dépersonnalisée parce que nous n’avons jamais pu connaître les créatures vivantes qui ont disparu, ou encore parce que nous réfléchissons à l’extinction d’espèces que nous avons, au mieux, rencontrées en de rares occasions ? Il semble que les transformations que subit le moi à travers cette incorporation ne peuvent plus rendre compte d’une telle perte. De plus, l’accent mis sur le moi reconduit la conception anthropocentrique présupposée par la plupart des analyses du deuil que nous connaissons. Comment pouvons-nous aborder le problème du temps et du deuil dans des conditions où le temps du vivant est lui-même menacé, où le temps tel qu’il est enregistré par les humain·es n’est plus l’opération temporelle la plus significative, ou lorsque nous anticipons la possibilité que le temps du vivant arrive à son terme ?
Bien qu’il puisse d’abord sembler étrange de prendre pour point de départ une élégie causée par la mort d’un enfant, je voudrais soutenir que l’essai de Denise Riley intitulé « Le temps vécu, sans écoulementDenise Riley, « Le temps vécu, sans écoulement », repris dans Chants d’adieu, traduit de l’anglais par Guillaume Condello, Montrouge, Bayard, 2024, p. 7-53. » dépasse la manière anthropocentrique de rendre compte du deuil pour nous conduire à une autre conception du langage et du temps.
Riley décrit la situation du temps altéré et arrêté dans laquelle la temporalité de la personne morte devient notre propre temps. Si l’on peut parler ici d’intériorisation ou d’incorporation, il s’agirait d’une manière d’incorporer la mort dans le corps vivant qui se manifeste avant tout par l’arrêt du temps. Bien sûr, Riley a toutes les raisons de rester au plus près de sa terrible perte, et elle le fait, mais dans ce cas, la proximité la conduit à une sorte d’« empathie ». Elle l’exprime ainsi :
« Sa mort m’a fait penser à ces millions de gens dont les enfants disparurent, et disparaissent encore, lors des catastrophes naturelles, qui meurent de faim ou se noient, ou sont systématiquement tués lors des guerresIbid., p. 17. ».
Elle évoque ainsi la perte d’espoir, le désengagement de ceux qui restent en vie. Une fois encore, Riley sort dans le monde, mais sans avoir le sentiment qu’un processus de deuil l’attend :
« À la mort de ton enfant, tu vois à quel point le bord du monde des vivants donne sur une blancheur brûlante. […] Cette candide blancheur, là où une vie s’est arrêtée. Rien de “poétique” ici, ce n’est pas le blanc rayonnement de l’éternité – mais le pur non-être, d’une simplicité éclatanteIbid. ».
Comme je l’ai déjà suggéré dans le volet précédent, l’idée de « flux » s’inspire de l’idée d’une rivière qui s’écoule, en suivant une métaphore naturaliste du temps. Les rivières peuvent s’assécher et cesser de couler. En Californie, je vis dans une région où certains lacs se sont récemment transformés en lits de sable et où plusieurs ruisseaux sont devenus des constellations de rochers, comme s’ils s’étaient arrêtés au milieu de leur propre cascade. « Écoulement » n’est pas un mauvais terme pour désigner des vies, des formes de vie et des processus dont nous attendons qu’ils se poursuivent.
Mais cette attente confère un caractère inéluctable à ce processus naturel, alors même que nous connaissons les effets néfastes que la guerre et le changement climatique peuvent avoir sur la santé des corps humains et sur la continuité des processus vitaux. La continuité du temps peut être perturbée ou arrêtée. Et, ainsi, ce n’est pas la mort, mais l’« être-mort » (deadness) qui pénètre dans la vie humaine à travers un transfert mimétique aussi profond que n’importe quelle forme de dé-constitution psychique. La séquence du deuil est mise à l’arrêt, car nous ne pouvons pas nous en remettre ni passer outre ; il y a une interruption, un arrêt complet, alors même qu’il existe une voix descriptive capable, à la limite de la poésie, de décrire cet arrêt prolongé.
Ce que décrit Riley n’est pas l’incorporation heureuse que thématisait Freud dans Le Moi et le Ça. Il ne s’agit pas d’une incorporation mimétique transformatrice dans laquelle s’établit une cohabitation entre le vivant et le mort, chacun vivant en quelque sorte l’un dans l’autre. Les enfants qui survivront à la guerre en cours à Gaza, qui a coûté la vie à des milliers d’entre eux, s’ils survivent eux-mêmes, découvriront sans doute, découvrent déjà que tous ces morts vivent avec eux et en eux, comme la possibilité distincte de leur propre élimination. Quel est donc le temps du deuil pour de telles vies ? Quand ce temps viendra-t-il ? Et s’il est désormais clair à leurs yeux que leur propre vie est considérée comme radicalement superflue, jetableLa notion de « jetabilité » (disposability) a émergé dans les théories critiques sur la race aux États-Unis, par exemple chez Charles Mills, Sadiya Hartman ou Frank B. Wilderson. Elle est désormais largement mobilisée, notamment dans les études décoloniales et le féminisme noir. Pour un usage du terme en contexte français dans la lignée des analyses foucaldiennes de la biopolitique, voir Bertrand Ogilvie, L’Homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris, Amsterdam, 2012 (NdT)., comment vivent-ils avec ce sentiment de superfluité ? En d’autres termes, comment celles et ceux qui sont considéré·es comme superflus, dispensables, peuvent-ils pleurer les vies de celles et de ceux qui ont été violemment tué·es ? L’attente même d’un temps du deuil, d’un temps où l’on n’anticipe plus de nouvelles pertes, d’un temps où la perte ne se produit plus – cette attente même, inhérente au temps, ne fait-elle pas partie de ce qui a été tué ? Y a-t-il une autre perception du temps qui émerge dans son sillage ? Ou bien cette question est-elle encore trop liée à l’anticipation d’une nouvelle séquence, anticipation qui fait elle-même partie de ce qui a été ainsi ébranlé ?
Peut-être que le deuil n’est plus un processus qui se déroule dans un temps séquençable selon une structure narrative bien établie. Peut-être ne l’a-t-il jamais été. Freud a suggéré que le deuil pouvait être sans fin en raison du processus d’incorporation par lequel ces pertes finissaient par trouver un lieu vivant au sein d’un paysage transformé du moi – elles devenaient une partie de la vie, du corps, de celles et ceux qui survivent. Il ne s’agit là que d’une manière parmi d’autres de rendre compte de ce processus, une manière qui a manifestement influencé Derrida.
Mais il existe au moins une deuxième manière de rendre compte du fait que le temps du deuil ne prend jamais fin. Et c’est celle où la vie de celles et ceux qui survivent est elle aussi brutalement interrompue, d’une manière ou d’une autre ; et pourtant, ils et elles sont bien là, vivant dans un temps où ils n’espèrent plus de continuation – où le temps a, en d’autres termes, perdu son écoulement. Il y a le corps qui survit en tant qu’être vivant, poursuivant ses processus organiques, mais il y a aussi la vie de ce corps, sa vie humaine, qui pourrait bien s’être arrêtée selon une acception qui mériterait une description, c’est-à-dire un passage par la phénoménologie, mais aussi par la métaphore. L’organique et le psychique se rencontrent dans ce corps, selon des modalités qui ne permettent pas toujours de maintenir une division conceptuelle stricte entre les deux. En effet, la vie de la planète entre dans nos descriptions du deuil, lorsque les rivières en viennent à figurer le temps, et que l’expérience du temps comme étant arrêté prend la forme d’un paysage gelé ou entièrement vierge. Il y a ici la vie de la nature, dont les humain·es font partie, mais aussi une compréhension « naturalisée » du temps qui reconnaît la connexion qui existe entre la vie humaine et d’autres formes de vie. Cette naturalisation ne renvoie pas à une erreur de catégorie ou à l’usage dévoyé d’une métaphore, mais plutôt à une façon d’admettre un lien qui n’est pas toujours correctement théorisé.
En effet, il se peut que l’anticipation naturalisée d’un avenir, que Husserl a décrite comme une conscience « protentionnelle », ait elle-même été contrecarrée et défaite par de multiples causes, telles que les destructions massives de la guerre, l’exacerbation de la précarité et l’abandon social. Les interventions humaines au sein de la vie planétaire – dont sont en partie responsables la production intensive sous le capitalisme et la pollution industrielle – ont détruit, détruisent et détruiront les espèces et les formes de vie auxquelles les humain·es sont lié·es et qui constituent des formes d’interdépendance coextensives à la vie. Là où les formes de destruction sont incessantes, le sentiment de perte l’est aussi, un sentiment qui n’a pas le temps de faire son deuil, car ce qui est également détruit, ce sont les conditions temporelles du deuil lui-même. Où trouver le temps du deuil aujourd’hui ? Que peut être la temporalité du deuil aujourd’hui ? Je n’ai pas de réponse, mais j’espère que vous aurez compris pourquoi je pose la question de cette manière.
Je m’apprête à conclure ces brèves remarques parce que l’humeur de cette discussion est bien sombre et que nous devons encore trouver des moyens d’introduire de la joie dans nos vies – afin de nous régénérer nous-mêmes, en vue des autres et en vue du monde. Permettez-moi de clore ces réflexions en me référant à l’historien Dipesh Chakrabarty qui dans son essai « Temps anthropocène » fait lui-même un passage par la phénoménologie pour conceptualiser la distinction entre temps géologique et temps humainDipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, trad. A. de Saint Loup et P.– E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2023, chap. 7 « Temps anthropocène », p. 281-327. [De Chakrabarty, on pourra lire aussi le texte publié dans Les Temps qui restent, n°1, avril-juin 2024, « La planète et la guerre » : https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-1/la-planete-et-la-guerre. N.d.É.]. Chakrabarty se réfère à Husserl pour suggérer que les humain·es ont la plupart du temps bénéficié d’un sentiment de « certitude ontique » du mondeIbid., p. 324.. Il cite Husserl en ce sens :
« Le monde » nous est « […] donné d’avance… […] Vivre, c’est continuellement vivre-dans-la-certitude-du-monde. Vivre éveillé, c’est être éveillé pour le monde, être constamment et actuellement “conscient” du monde et de soi-même en tant que vivant dans le monde, c’est vivre effectivement la certitude d’être au monde, l’accomplir réellementEdmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 162 ; cité par D. Chakrabarty, op. cit., p. 324. ».
Chakrabarty souligne que cette certitude ontique apparaît à nouveau dans l’essai de 1936 sur L’origine de la géométrie, où Husserl soutient que l’idée d’« horizon du monde » ne peut pas inclure la Terre ni correspondre à la Terre. Derrida, quant à lui, se concentre sur la distinction introduite par Husserl entre la Terre et le monde pour en conclure que la Terre n’est pas la totalité de la nature et que le monde ne peut pas servir de modèle pour conceptualiser la Terre comme une planète parmi les planètes. Pour Husserl, la Terre était considérée comme allant de soi, comme un sol durable et inébranlable. Elle était censée fonder notre sens du mouvement et du repos. Et sur ce point, tous les humain·es pouvaient être d’accord. La Terre est en effet une certitude noématique. Chakrabarty cite Derrida à propos de la certitude chez Husserl :
« c’est l’unité de l’humanité totale qui détermine l’unité du sol comme telleJacques Derrida, « Introduction », dans Edmund Husserl, L’origine de la géométrie, trad. J. Derrida, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1962, p. 80, note ; cité par D. Chakrabarty, op. cit., p. 325. ».
L’unité de la Terre concorde avec l’unanimité de la compréhension que nous en avons.
Pourtant, la catastrophe climatique en cours remet en question cette « certitude ontique » de la Terre. Chakrabarty rappelle ce « fait géologique » :
« la Terre, que Husserl considérait comme le sol stable et inébranlable d’où provenaient toutes les pensées humaines (même coperniciennes), a en fait toujours été une entité instable et agitée dans son long voyage à travers les profondeurs du temps géologiqueIbid., p. 326. ».
Bien sûr, il y a déjà eu des catastrophes naturelles par le passé, mais si nous essayons d’adopter la perspective de l’histoire géologique, nous constatons que c’est précisément cette perception ontique ou naturalisée de la Terre qui est aujourd’hui remise en question. En effet, le temps géologique n’est pas le temps humain. Non seulement il dépasse le temps humain, mais il ne peut être pleinement saisi à travers une perspective humaine sur le temps. Appréhender cette histoire exige non seulement de nous décentrer de la pensée anthropocentrique, mais aussi de mener une critique de l’anthropos.
Notre dilemme, cependant, intervient lorsque nous introduisons à nouveau les termes habituels de la politique. Si nous, les humain·es, cherchons à arrêter la destruction de la planète, si nous cherchons à assumer la responsabilité du mal que nous avons fait, nous nous concentrons invariablement sur la responsabilité humaine, en documentant les actions humaines destructrices et en planifiant des actions réparatrices ou régénératrices. Au cours de cette réflexion et de ces délibérations, nous replaçons à nouveau l’humain au centre. Cependant, lorsque le temps géologique fait irruption dans le temps humain, l’humain n’est plus au centre de l’histoire. L’histoire de nos actions n’épuise pas le temps géologique, l’histoire de la Terre, et il n’y a pas de perspective phénoménologique qui nous permette d’appréhender cette histoire. En effet, pour comprendre ce que nous avons fait, il nous faut accepter à la fois l’histoire de la Terre dont nous sommes responsables et celle dont nous ne sommes pas responsables. Et pour ce faire, nous devons renoncer au fondement ontique dont dépend la perspective humaine.
D’une certaine manière, ce n’est qu’en acceptant la part de l’histoire dans laquelle nous ne jouons aucun rôle que nous pouvons commencer à comprendre le rôle que nous jouons à travers nos interventions à l’échelle planétaire. En d’autres termes, le passage par la phénoménologie aboutit ici à une impasse, bien que, comme j’espère l’avoir montré, il nous conduise également à cette impasse. Le sujet humain ne peut plus, en effet, raconter sa propre histoire, rapporter sa propre histoire, sans se rendre compte qu’elle croise un autre temps qui n’est pas humain. Et, comme nous l’avons vu, ce temps non humain fait irruption dans nos descriptions des pertes humaines radicales, venant révéler notre inévitable interdépendance et décentrer l’humain·e qui porte le deuil d’une perte humaine. La voie à suivre – et j’insiste ici sur le fait qu’il existe une voie à suivre – exigera de trouver une nouvelle forme d’humilité et d’attention qui se livre tout entière à la Terre et au monde, et à leur interdépendance, comme une vie parmi les vies, et toujours en relation avec la précarité du vivant sous toutes ses formes.