La pleurabilité du vivant (2/3)

Ce texte est le second volet de l’essai inédit que Judith Butler a confié aux Temps qui restent sur les expériences du temps qui émergent de la catastrophe climatique et des guerres en cours. Dans le premier volet, Butler soutenait que « la temporalité de la scène du deuil a changé ». Ici, Butler propose une relecture des textes de Merleau-Ponty des années 1950 sur la temporalité. On y voit le cofondateur des Temps Modernes se débattre avec une vision anthropocentrée du temps, dont il comprend qu’elle ne suffit pas à rendre compte d’elle-même. Butler s’efforce de nous convaincre que ce n’est qu’en prenant au sérieux l’intrication des temporalités humaines et autres-qu’humaines qui nous débordent de tous les côtés que nous pourrons mieux saisir en quoi consiste, précisément, notre temps. Le temps des autres est ainsi irrémédiablement impliqué dans le nôtre…

La dernière fois, je me suis demandé comment nous devions comprendre le deuil climatique, en suggérant que les façons établies de concevoir le deuil ne fonctionnent plus lorsqu’il s’agit de décrire la perte que nous subissons en tant qu’habitant·es de la planète. J’ai suggéré que le deuil n’est pas toujours postérieur aux pertes que nous subissons. Nous subissons de nouvelles pertes au moment même où nous sommes déjà en deuil. Comment penser le deuil lorsque nous sommes en train de perdre et que nous ne savons pas si le processus de perte prendra fin un jour, ou lorsque nous vivons avec la certitude angoissante qu’il ne prendra jamais fin ?

Comme je l’ai déjà mentionné, les réflexions de Freud sur le deuil et la mélancolie partent du principe que le deuil ou la mélancolie font suite à une perte qui a déjà eu lieu ; la perte s’est produite, elle est terminée et, au lendemain de la perte, il nous incombe d’accepter et de reconnaître cette réalité – de faire notre deuil. Freud interprétait la mélancolie comme une tentative pour fuir cette réalité et insistait sur le fait que le deuil exigeait d’accepter le « verdict de la réalité ». Il précisait qu’il ne pensait pas seulement à la perte d’une personne ou d’une forme de vie à laquelle on accordait de l’importance, mais à toute une série d’autres pertes : la disparition d’un grand nombre de personnes que nous ne connaissions pas et qui sont tuées à la guerre ; la destruction des idéaux de la Nation lorsqu’ils ont perdu toute crédibilité ; la perte non seulement d’un parent, mais aussi de l’idéal que ce parent a représenté, un idéal qui semblait autrefois se confondre avec sa personne elle-même. Freud présupposait que la mélancolie, le désaveu de la perte, ne pouvait être résolue que par l’acceptation de cette perte, par la reconnaissance de ce verdict. Mais aujourd’hui, la temporalité de la scène du deuil a changé. Nous avons perdu, mais nous continuons à perdre, et nous ne voyons pas comment ces pertes pourraient s’arrêter dans le futur. Nous avons perdu, mais certain·es d’entre nous, en particulier celles et ceux qui tirent profit de ces pertes, continuent de produire davantage de pertes dans le monde.

Lorsque Freud parlait du « verdict de la réalité », il se référait exclusivement à la réalité de la perte. Pourtant, on pourrait affirmer que la réalité, comme l’a souligné Herbert Marcuse, ne comprend pas seulement cette perte, cette conclusion établie et à dépasser, mais aussi les conditions historiques qui tendent à produire certaines formes de mort et de traitement de la mort. D’une certaine manière, cela aurait dû être évident – étant donné que les réflexions de Freud sur le deuil et la mélancolie ont été formulées au lendemain de la Première Guerre mondiale. Freud pouvait partir du principe que la guerre était terminée et que la perte avait eu lieu. À ses yeux, tout l’enjeu de la lutte psychologique menée par ces personnes qui étaient accablées par la perte, ou qui refusaient de l’accepter, devait être de se remémorer cette histoire, de comprendre que ce qui s’était passé était passé, et de s’investir dans le présent sans faire comme si cette perte n’avait jamais eu lieu. Pour les personnes traumatisées, nous dit Freud, les pertes passées ne cessent de revenir ; le passé revient envahir le présent ; ces pertes « continuent de se produire » au sens où il n’y a pas de clôture possible pour celles et ceux qui les ont subies. Le traumatisme fait retour de manière compulsive, mettant en échec toute tentative pour faire advenir un nouveau temps, pour établir un nouveau commencement. Pour autant, la mélancolie n’est pas la même chose que le traumatisme, même si elle peut aussi prendre une forme traumatique. Pour le mélancolique, le passé n’a jamais eu lieu, et ce refus trouble le présent, se manifestant par la plainte ou la manie, ou par l’oscillation entre les deux. Par la plainte, on met en cause une autorité, ou le monde lui-même : quelque chose ne va pas dans le monde et on le met en cause encore et encore, mais aucun nom ne parvient à nommer la perte elle-même. La manie pourrait apparaître comme une manière de se libérer de l’exigence du deuil, d’insister sur un nouvel avenir, d’aller de l’avant à travers des déclarations enthousiastes. Malheureusement, la manie est déni maniaque, et donc continuation de la mélancolie. Et néanmoins, il n’est pas simple de répondre à la question : comment faire notre deuil à présent ? Quelle forme le deuil prend-il aujourd’hui face au changement climatique et aux nouvelles temporalités de la perte qu’il a engendrées ? Car ces pertes, bien qu’elles affectent la vie humaine et qu’elles soient sans aucun doute le résultat de l’intervention des êtres humains au sein de temporalités géologiques, ne peuvent être comprises dans le cadre de la finitude humaine. L’être humain est un animal humain parmi d’autres animaux, une forme de vie parmi d’autres formes de vie, qui dépend de processus vivants dépassant très largement l’anthropocentrisme et sa manière d’envisager la problématique de la finitude.

Que deviennent le deuil et la pleurabilité pour nous aujourd’hui, dans des conditions historiques et géologiques partiellement nouvelles ? Pour tâcher de répondre à cette question, nous pouvons revenir aux considérations de Merleau-Ponty sur le temps. Nous avons affirmé que la pleurabilité dépend d’un futur antérieur et que la perception du temps – voire de ce temps verbal – nous parvient d’une manière spécifique. Nous devons donc réfléchir plus attentivement au temps et à la subjectivité, et à la question de savoir si notre manière de décrire le deuil peut rendre compte de ces pertes qui non seulement vont bien au-delà des pertes humaines, mais décentrent aussi l’être humain, l’anthropos. Merleau-Ponty se débat avec la Phénoménologie de la conscience interne du temps de Husserl dans les derniers chapitres de la Phénoménologie de la perception (1945). Dans ce livre, il reste dans un cadre phénoménologique tout en commençant à esquisser sa propre voie. Sa rupture avec Husserl est plus explicite dans ses cours sur « La passivité et l’institution » (1954-1955). Il y affirme sans détour que la phénoménologie reste tributaire d’un sujet donateur de sens, d’un sujet qui est censé constituer son monde. Dans ses cours sur la passivité et l’institution, Merleau-Ponty se débat avec son travail antérieur et plus largement avec la phénoménologie. Il s’attache non seulement à rompre avec ses anciens engagements philosophiques, mais aussi à considérer cette rupture comme un moyen de décrire la conscience d’une manière non substantielle. En cours de route, il fait jouer une partie de la pensée de Husserl contre une autre afin de rompre avec la phénoménologie. Ou plutôt, il montre comment la phénoménologie, en se concentrant de plus en plus sur le noyau noématique de l’expérience, ouvre un chemin qui finit par l’éloigner de ses origines théoriques.

Si l’être humain est le lieu du deuil, et si le deuil se concentre sur un temps passé, il nous faut une théorie qui articule le sujet à la temporalité de manière à ce que le deuil et la pleurabilité aient un sens. Nous pensons à ce qui a été perdu, mais nous anticipons également d’autres pertes à venir, et nous imaginons même des mondes dans lesquels des pertes auront eu lieu. Qu’est-ce que cela dit de nous ? Qu’est-ce que cela dit du temps, ou plutôt de la temporalité ?

Si l’on en croit Merleau-Ponty, Husserl conçoit le temps comme étant coextensif au sujet humain, au sens où le temps est constitué par le sujet, dans une veine néo-kantienne. Dans la Phénoménologie de la perception (1945), Merleau-Ponty caractérise la position de Husserl comme suit :

« Les dimensions temporelles, en tant qu’elles se recouvrent perpétuellement, se confirment l’une l’autre, ne font jamais qu’expliciter ce qui était impliqué en chacune, expriment toutes un seul éclatement ou une seule poussée qui est la subjectivité elle-mêmeMaurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1945, p. 482-483.. »

Pour Husserl, insiste Merleau-Ponty, la conscience subjective est la temporalité même :

« la conscience […] est le mouvement même de temporalisation, et comme dit Husserl, [un mouvement] de « fluxion », un mouvement qui s’anticipe, un flux qui ne se quitte pasIbid., p. 485-486. ».

Un flux qui ne se quitte pas ne peut rendre compte des différences qu’en tant qu’elles représentent des caractéristiques différenciées au sein d’un même processus continu. Il ne peut s’agir de véritables interruptions ou de ruptures complètes. Ce genre de continuité est-il véritablement possible ou bien relève-t-il d’un simple rêve métaphysique ? Cette continuité peut-elle s’appliquer à l’expérience et, si oui, de quelle expérience s’agit-il ? Si, par exemple, le temps humain n’est pas le même que le temps géologique, alors la rupture entre l’humain et le non-humain semble mettre en jeu une distinction entre différents types de temporalité. Et si une partie de ce que nous essayons de faire est d’appréhender une perte, ou un ensemble de pertes, déjà survenues et encore à venir, des pertes à la fois humaines et inhumaines, de quel type de cadre temporel avons-nous besoin pour mener à bien cette tâche ? Existe-t-il des pertes qui viennent remettre en question le type de continuité décrit par Merleau-Ponty en 1945 ? N’existe-t-il pas, comme Denise Riley l’a suggéré, des pertes qui brisent le flux temporel et interrompent l’écoulement du tempsVoir Denise Riley, « Le temps vécu, sans écoulement », repris dans Chants d’adieu, traduit de l’anglais par Guillaume Condello, Montrouge, Bayard, 2024. ?

Avant d’aborder cette question, examinons ce qui conditionne la description du temps comme une sorte d’écoulement, une description qui fait intervenir l’idée de rivière et de mouvement de l’eau. Merleau-Ponty considère que cette métaphore que nous utilisons n’est pas extérieure au travail conceptuel de la philosophie, mais présuppose au contraire tout un appareillage conceptuel lié à la théorie du sujet. Selon Merleau-Ponty, Husserl demeure en général dans un cadre où le sujet est censé constituer la signification, et où la temporalisation est coextensive à la constitution, ou Sinngebung. En même temps, Husserl insiste sur le processus de sédimentation, sur la présence des significations du passé qui se sont sédimentées et acquièrent une nouvelle vie dans le présent, ce qu’il appelle Stiftung. C’est à partir de ce terme allemand dérivé de Husserl que Merleau-Ponty développe sa notion d’« institution ». Nous pourrions dire que la Stiftung constitue un défi pour la Sinngebung, et que c’est en opposant l’une à l’autre que Merleau-Ponty parvient à mettre au jour sa propre position philosophique. Bien sûr, pour Husserl, le noétique et le noématique sont corrélés l’un à l’autre, et cette « corrélation » implique que le champ des objets est implicitement connaissable par n’importe quel sujet. 

Pourtant, si nous nous tournons maintenant vers le problème du temps, nous ne pouvons pas présumer une telle corrélation. Comme le rappelle Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, « on dit que le temps passe ou s’écouleMerleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 470. ». Dans cet énoncé, il semble que le sujet contemple le temps à la façon d’un observateur qui regarde une rivière s’écouler :

« L’eau que je vois passer s’est préparée, il y a quelques jours, dans les montagnes, lorsque le glacier a fondu ; elle est devant moi, à présent, elle va vers la mer où elle se jettera. Si le temps est semblable à une rivière, il coule du passé vers le présent et l’avenirIbid.. »

Or, remarque Merleau-Ponty, « cette célèbre métaphore [de l’écoulement du temps] est en réalité très confuse ». En effet, ce n’est que par rapport à un spectateur implicite qu’on peut dire que le temps passe ou s’écoule, mais quel est ce spectateur, et où se trouve-t-il ?

« Quand je dis qu’avant-hier le glacier a produit l’eau qui passe à présent, je sous-entends un témoin assujetti à une certaine place dans le monde et je compare ses vues successives : il a assisté là-bas à la fonte des neiges et il a suivi l’eau dans son décours, ou bien, du bord de la rivière, il voit passer après deux jours d’attente les morceaux de bois qu’il avait jetés à la sourceIbid.. »

Certes, le spectateur n’est pas effectivement présent, mais il est sous-entendu : le spectateur aurait pu observer la scène s’il avait existé. Dans le même temps, c’est en relation avec le monde que le futur et le passé prennent forme. Ainsi, écrit Merleau-Ponty, « l’avenir n’est pas préparé derrière l’observateur, il se prémédite au-devant de lui, comme l’orage à l’horizonIbid., p. 471.. » Le philosophe poursuit :

« [le temps] n’est donc pas comme un ruisseau, il n’est pas une substance fluente Ibid., p. 470. ».

Cela signifie que nous devons changer de métaphore. En effet, « si l’observateur, placé dans une barque, suit le fil de l’eau » et observe les bouts de bois qui flottent devant lui, cet observateur « descend avec le courant vers son avenir » et « l’avenir, ce sont les paysages nouveaux qui l’attendent à l’estuaireIbid., p. 471. ». Le temps ne peut appartenir au monde sans présupposer un sujet humain, mais cela ne signifie pas que le sujet humain constitue le temps à lui tout seul. Ce n’est que dans le rapport entre le sujet et les choses du monde, y compris les paysages, que le temps émerge. Et même si Merleau-Ponty rejette l’idée qu’il existe des intuitions a priori du temps et de l’espace qui conditionneraient (ou constitueraient) le temps et l’espace dans le monde, il rejette tout autant l’idée selon laquelle le temps aurait des dimensions purement objectives et indépendantes des déterminations du passé, du présent et de l’avenir qu’introduit la conscience. « Le monde objectif », nous dit-il, « est trop plein pour qu’il y ait du tempsIbid. ».

Mais que se passe-t-il maintenant si le monde objectif se révèle être non pas un être totalement plein et achevé, mais un lieu de vie et de mort, qui intègre des processus vivants humains et non-humains ? Que se passe-t-il également si la survie de l’être humain dépend directement de ces processus, et si l’intervention humaine est responsable de leur destruction ? Merleau-Ponty ne reste-t-il pas encore tributaire d’une division sartrienne de l’être et du néant à ce stade de son œuvre ?

Certes, Merleau-Ponty semble réintroduire la notion de temps objectif en déclarant que « le passage du présent à un autre présent, je ne le pense pas, je n’en suis pas le spectateur Ibid., p. 481. ». Mais sa réflexion de 1945 attribue une permanence immuable au monde objectif, qui ne peut comprendre aucun changement tant que ce changement n’est pas observé depuis un certain point de vue. Il écrit que « le temps suppose une vue sur le tempsIbid., p. 470. ».

Simultanément, il conteste les versions naïves de l’objectivité qui présentent le passé comme source du temps.

« Les masses d’eau déjà écoulées ne vont pas vers l’avenir, elles sombrent dans le passé… ».

Et, remarque-t-il,

« l’avenir n’est pas préparé derrière l’observateur, il se prémédite au-devant de lui, comme l’orage à l’horizonIbid., p. 471.. »

Le problème n’est donc pas que le temps est décrit de manière métaphorique, mais plutôt que ce sont les mauvaises métaphores qui ont été utilisées pour décrire le temps. Merleau-Ponty en vient finalement, comme Benjamin, à ressaisir le temps à travers le paysage, à travers la forme spatiale que prend le temps :

« l’avenir, ce sont les paysages nouveaux qui […] attendent [le navigateur] à l’estuaire […] : c’est le déroulement des paysages pour l’observateur en mouvementIbid.. »

Le sujet et l’objet opèrent en tandem, et Merleau-Ponty a réactivé la corrélation husserlienne via une description figurative du temps. 

Il est significatif que le sujet ne constitue pas le temps, mais que ce que nous appelons le temps ne peut prendre forme et acquérir un sens qu’à la lumière du sujet par lequel le temps est vécu, bien que cela soit toujours en relation avec les choses du monde. Tantôt Merleau-Ponty met l’accent sur la subjectivité, tantôt ce sont les choses du monde qui l’emportent dans sa description. Par exemple, l’insistance sur la subjectivité est manifeste lorsqu’il remarque que ce passage, « je l’effectue, […] je suis moi-même le temps, un temps qui “demeure” et ne “s’écoule” ni ne “change”Ibid., p. 482-482. ». Ce « je » n’est pas un fleuve, car parler de fleuve, selon Merleau-Ponty, reviendrait à naturaliser le flux, à l’inscrire dans une nature non humaine. Nous pouvons nous demander pourquoi cela est impossible pour lui. Merleau-Ponty veut se débarrasser des métaphores naturalistes, mais il est à son meilleur lorsqu’il s’autorise une telle puissance métaphorique. Pour autant, seulement quelques pages plus loin, il cherche d’autres moyens pour caractériser le sujet non-fondateur :

« je ne suis pas l’auteur du temps, pas plus que des battements de mon cœur, ce n’est pas moi qui prends l’initiative de la temporalisation, je n’ai pas choisi de naître, et, une fois que je suis né, le temps fuse à travers moi, quoi que je fasseIbid., p. 488. »

Il semble ici que le temps s’écoule à travers le sujet, que le temps reste indifférent aux actes humains et même que le temps agisse sur le sujet humain, révélant ainsi une passivité fondamentale. Merleau-Ponty élabore une thèse ontologique plus forte sur la base de ces métaphores :

« [le temps] n’a de sens pour nous que parce que nous « le sommes ». Nous ne pouvons mettre quelque chose sous ce mot que parce que nous sommes au passé, au présent et à l’avenir. Il est à la lettre le sens de notre vieIbid., p. 492.. »

Merleau-Ponty poursuit néanmoins en affirmant que la passivité, ou ce qu’il a appelé plus tôt la « synthèse passive », n’est pas la même chose que la soumission au temps comme à une force extérieure. Plus tôt, il remarquait que le « temps n’est pas un simple fait que je subis Ibid., p. 488. ». Ici, il remarque que « ce qu’on appelle la passivité n’est pas la réception par nous d’une réalité étrangère ou l’action causale du dehors sur nous : c’est un investissement, un être en situation, avant lequel nous n’existons pas, que nous recommençons perpétuellement et qui est constitutif de nous-mêmesIbid. ».

Dans ses cours de 1954-1955, Merleau-Ponty relance cette discussion sur un autre plan, en rejetant l’héritage phénoménologique qui présuppose une conscience constituante au profit d’un sujet envisagé comme à la fois institué et instituant. On pourrait dire que Merleau-Ponty s’appuie sur la notion husserlienne de Stiftung pour élaborer son nouveau cadre théorique. Il s’écarte manifestement de la position qu’il avait élaborée dix ans plus tôt. Il nous apprend maintenant que

« le temps est le modèle même de l’institution : passivité-activité, il constitue, parce qu’il a été instituéMaurice Merleau-Ponty, L’institution, la passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955)­, Paris, Belin, 2003, p. 36. ».

La naissance est un exemple paradigmatique d’un tel processus d’« institution » qui se produit, en quelque sorte, contre la volonté de l’individu ou, du moins, avant celle-ciIbid., p. 37 et suivantes.. La naissance inaugure un avenir avant toute décision, avant tout contrat, et dans une totale indifférence à la vie humaine qui entre dans son giron. En d’autres termes, l’institution est une manière d’établir un avenir pour l’être humain, mais elle n’est pas elle-même une action humaine ; elle impose une limite à tout décisionnisme. Elle m’ouvre un avenir malgré moi, même si c’est de mon avenir qu’il s’agit.

On s’en doute, Merleau-Ponty poursuit dans ces pages son combat avec Sartre, s’opposant à lui pour ouvrir sa propre voie. Certes, ce qu’il écrit ici rompt avec les positions de Sartre, et peut-être aussi avec ses propres positions antérieures, mais c’est aussi une rupture avec Husserl (même s’il n’aurait pas pu arriver à ses propres positions sans Husserl). Merleau-Ponty n’est soumis à aucun de ces penseurs, ou bien, s’il l’est, c’est l’occasion pour lui de dégager son propre point de vue, même si cela doit le conduire jusqu’au point de rupture. Sartre et Husserl suscitent et initient sa pensée, mais ne la déterminent pas. Au contraire, ils deviennent ce à quoi ce philosophe doit s’opposer pour dépasser un état de pure passivité, conçue comme un assujettissement sans reste. Sa lutte avec eux est un exemple parmi d’autres du type de dynamique qu’il décrit dans ce texte, lorsqu’il insiste sur le fait que la passivité n’est pas le contraire de l’activité, mais est une caractéristique constitutive de toute action, tout comme l’action est une caractéristique latente de toute passivité. Il ne s’agit cependant pas d’une dialectique qui culminerait dans une synthèse, et cette passivité ne doit pas non plus être comprise, d’emblée, comme une forme de synthèse passive – une notion centrale dans le travail de Husserl sur la mémoire, et dans la philosophie de Deleuze également. Pour Husserl, la synthèse passive est un processus qui appartient en propre à l’intentionnalité de la conscience et qui rend compte de la manière organisée dont le passé entre dans la conscience.

Pour comprendre comment la conscience constitue le monde, il faut d’abord clarifier la forme dans laquelle le monde apparaît à la conscience, et identifier la tension entre réceptivité et action qui est d’emblée en jeu dans la rencontre épistémique. Ce qui pourrait apparaître comme des impressions aléatoires ou dispersées admet néanmoins une unité, soutient Husserl. La synthèse passive caractérise précisément cette unité organisationnelle donnée à un objet au moment de sa réception ; il s’agit d’une manière largement tacite et rudimentaire d’organiser les matériaux qui nous présentent un objet en vue de sa compréhension. Étant donné qu’un objet n’apparaît à la conscience dans le temps qu’à travers diverses esquisses, une synthèse est nécessaire afin de rassembler ces nombreuses Abschattungen pour présenter un objet à la conscience. Cette unité obtenue par synthèse passive n’est pas la même chose qu’un jugement, qui requiert une autre forme de synthèse que Husserl considère comme active. Les exemples les plus significatifs de synthèse passive sont les croyances anté-prédicatives que l’on rencontre dans la vie quotidienne. À plusieurs reprises, Husserl affirme que de telles croyances émergent non pas d’une « théorie pour ainsi dire morte » – c’est son expression – mais de « la vie dont le flux est vivant, vie dans laquelle [elles] jailli[ssen]t d’une façon intuitiveEdmund Husserl, De la synthèse passive, traduit de l’allemand par Bruce Bégout et Jean Kessler, Grenoble, éditions Jérôme Million, 1998, p. 48. Husserliana, XVII, 373. ».

Nous ne nous préoccupons pas de cette dernière question aujourd’hui, mais il est essentiel de remarquer que nous disons que la vie coule ou ruisselle, car la métaphore s’avérera importante. Nous savons que la synthèse passive rend compte de la manière dont le passé pénètre dans la conscience présente ou, plutôt, de la manière dont il y est entré et y entre encore. En d’autres termes, le passé pénètre en nous par des voies que nous ne connaissons pas toujours ; cela peut être par des voies inconscientes, ou encore par des moyens qui laissent une trace énigmatique et fascinante au milieu des paysages du monde (Freud et Proust nous montrent de façon convaincante comment un tel processus fonctionne). Nous sommes affectés sans le savoir, nous sommes passifs par rapport au passé, et pourtant le passé vient activer par intermittence le champ perceptif et nous mettre au défi de le décrire. Merleau-Ponty suggère en 1954-1955 que ce qui nous institue nous rend passifs et, en outre, que ce n’est que dans le contexte d’avoir été institués que nous pouvons constituer l’expérience. Nous ne nous instituons pas nous-mêmes, nous ne pouvons pas le faire ; ce serait de la folie et du narcissisme, un fantasme d’autogenèse. Merleau-Ponty s’écarte ainsi de Husserl lorsqu’il insiste sur le fait que la constitution n’est pas première ; il recontextualise ainsi l’intentionnalité au sein d’un champ différent.

La passivité peut être organisée par la logique du rêve ou selon une chaîne de métonymies, mais ni l’une ni l’autre ne représentent une synthèse. Lorsque le passé est soudainement présent, lorsqu’il transperce ce temps en charriant avec lui un autre temps, lorsque ce que l’on craignait est déjà arrivé ou lorsque ce qui est arrivé refuse de cesser d’arriver, en résulte un ensemble de temporalités qui s’entrechoquent, qui s’informent mutuellement et n’obéissent pas à une séquence claire passé-présent-avenir. Cette situation n’est pas nécessairement un état pathologique ; elle nous offre plutôt, d’après Merleau-Ponty, l’occasion de repenser la temporalité en reformulant la relation entre le moi et le monde. Il faut comprendre comment tout le nouage noétique/noématique introduit par la notion de conscience intentionnelle est institué par quelque chose qui est extérieur à ce lien. Et pourtant, si nous suivons le noyau noématique de l’expérience, nous verrons qu’il se retourne contre la doctrine de l’intentionnalité dans laquelle il avait été formulé. Car pour Merleau-Ponty, la résistance à cette inévitable passivité n’aboutit pas à une activité, mais plutôt à une nouvelle formulation du moi et du monde où cette opposition mutuellement exclusive est surmontée. 

Merleau-Ponty relit Proust et Freud pour redécrire cette réceptivité et cette passivité premières par rapport au passé. En examinant le fonctionnement de la mémoire proustienne et les leçons éventuelles à tirer de l’inconscient freudien, Merleau-Ponty comprend clairement que la passivité épistémique n’a pas de caractère synthétique, que la synthèse s’est elle-même brisée. Il comprend qu’au niveau de ce qu’on appelle parfois l’expérience primaire ou la perception primaire, aucune unité n’existe au cœur d’une personne. Notre expérience ne nous parvient pas sous une forme déjà organisée synthétiquement ; il n’y a pas d’acte fiable de synthèse passive dont nous dépendrions pour mettre un ordre préliminaire dans ce qui nous affecte. L’interrelation entre les éléments du passé, du présent et du futur se manifeste elle-même à travers des connexions spatiales, des moments de vivacité énigmatique, des paysages qui nous happent, des sons, des mouvements et le bruissement des feuilles. J’aimerais suggérer que cette mémoire vivante et nécessairement non unifiée se rapporte, par nécessité, à un monde naturel qui semble d’abord séparé de la vie humaine pour ensuite révéler leur interconnexion fondamentale.

J’insiste sur ces tours et détours phénoménologiques afin d’attirer votre attention sur la manière dont la phénoménologie permet d’initier une rupture avec l’anthropocène et propose une problématisation de la temporalité que nous pouvons lier au deuil et à la possibilité de faire notre deuil.

Premièrement, ce qui affecte le corps émerge de temporalités multiples qui ne sont pas toujours réconciliables entre elles, et véhicule ces diverses temporalités.

Deuxièmement, « l’implexe », en tant que concept, permet à Merleau-Ponty de nommer ces multiples sources de passivité et de les reconnaître comme hétérogènes et non unifiées.

Troisièmement, l’exposition à ce qui empiète sur nous sans que nous l’ayons choisi ni n’en ayons pleinement connaissance est une condition indépassable contre laquelle nous n’avons pas de défense toute prête et contre laquelle nous ne pouvons pas avoir de défense. L’expérience primaire, en tant qu’elle est instituée plutôt que constitutive, n’est pas voulue, même si elle fournit la condition pour le développement ultérieur de la volonté. Il n’y a aucun moyen de réinstaurer le sujet comme source de ses impressions inaugurales.

Quatrièmement, être affecté par le monde extérieur est nécessaire au développement de ce que Merleau-Ponty appelle la liberté. Ce n’est pas une situation qu’il faudrait parvenir à maîtriser ; il ne s’agit pas non plus de la simple manifestation d’un déterminisme : c’est la condition non voulue et pourtant indispensable pour le déploiement d’une trajectoire relativement libre. Même si Merleau-Ponty insiste sur ce point, il s’agit d’un grand défi pour lui, car son attachement à l’unité apparaît à plusieurs niveaux dans son œuvre. Par exemple, dans sa brève lecture de Proust, il remarque que « le seul but honorable qu’on puisse se proposer en écrivant [est de] vivre devant les autres et devant soi-même de manière indivise M. Merleau-Ponty, L’institution, la passivité, op. cit., p. 273. ». Je ne crois pas que Proust serait d’accord avec cette idée, et Freud ne le serait assurément pas. Merleau-Ponty mène un combat à la fois existentiel et philosophique contre leurs textes, car si ces auteurs ont raison, quelles implications en découlent pour le projet même de la phénoménologie ? Ce projet peut-il survivre à ce qui apparaît comme des objections définitives ?

Bien entendu, lorsqu’on parle de forces ou de pouvoirs qui non seulement empiètent sur le moi, mais encore instituent un arrangement spécifique entre le moi et le monde, nous sommes confronté·es à une contradiction potentielle. Existe-t-il un moi préexistant, pré-établi, qui est affecté, ou bien est-ce par le moyen de cet empiètement que le moi vient à exister ? Cette force extérieure qui empiète sur le moi institue-t-elle également le moi ? Si l’institution est un exercice du pouvoir à la fois restrictif et productif, et si le pouvoir instituant est multiple, alors il y a plusieurs manières d’être institué·e qui ne fonctionnent pas nécessairement en tandem. Pour Merleau-Ponty, il existe une troisième forme possible, conçue comme une résistance à l’empiètement et comme une liberté de penser, de faire et de produire, qui dépend de cet empiètement premier et s’en écarte. Dès lors que « l’institution » est une sorte d’acte fondateur, qui ne peut être ni un acte humain, ni l’acte d’une conscience constituante, alors l’institution porte à la fois l’histoire de l’empiètement, de sa formation, et de son surpassement. Mais si l’empiètement a lieu de plusieurs façons, et si le moi est ainsi institué selon diverses modalités, ce moi peut-il en venir à être changé et même désinstitué au cours de sa trajectoire, une trajectoire de formation, de résistance et de liberté ? Entends-je suggérer que l’institution peut être comprise comme une forme de pouvoir, ou même comme un dispositifFoucault, dans un entretien, définit le dispositif comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments ». Il poursuit : « ce que je voudrais repérer dans le dispositif, c’est justement la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes. Ainsi, tel discours peut apparaître tantôt comme programme d’une institution, tantôt au contraire comme un élément qui permet de justifier de masquer une pratique qui, elle, reste muette, ou fonctionner comme réinterprétation seconde de cette pratique, lui donner accès à un champ nouveau de rationalité ». Voir Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault » (1977), repris dans Dits et Écrits, Paris, Gallimard, « Quarto », vol II, 1994, p. 299. qui met en place un arrangement ou un ensemble de relations à travers des opérations complexes de pouvoir ? Pouvons-nous interpréter l’appropriation par Merleau-Ponty de la Stiftung au-delà de l’intentionnalité husserlienne comme une voie possible vers Foucault et une théorie plus contemporaine du pouvoir ?

Je ne répondrai qu’indirectement à cette question aujourd’hui, mais nous devons avant tout examiner de plus près cette notion d’ensemble hétérogène de relations, que Merleau-Ponty appelle l’« implexe », car cette notion pourrait bien ouvrir la voie à une compréhension du jeu (interplay) qui intervient dans les relations entre la vie humaine et non humaine. La notion d’implexe pourrait aussi nous permettre de comprendre la désarticulation du sujet unitaire à travers des modalités d’existence temporelles incommensurables. Alors que Merleau-Ponty commente la Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud dans son essai « Notes sur l’inconscient freudien », il soutient que le passé est indestructible en s’appuyant sur la thèse freudienne selon laquelle l’inconscient ne connaît pas la négationVoir Sigmund Freud, « L’inconscient », repris dans Métapsychologie, Paris, PUF, 2010, p. 69. Catherine Malabou souligne que même si Freud insiste sur le fait qu’il n’y a pas de négation dans l’inconscient, la négation et l’annihilation n’en deviennent pas moins des structures répétées. Elle écrit ceci : « Réel ou non, le trauma est causé par la séparation, remémorée ou à venir, il est la séparation qui se voit venir. L’attente du deuil de soi, l’attente comme deuil de soi, coupure du plus intime au plus intime de lui-même, est indestructible. Si, pour Freud, l’horizon d’accueil de tout événement est anticipation de la menace, rien ne semble menacer cet horizon lui-même. La structure d’effacement du sujet (anticipation de la séparation) est ineffaçable, indélébile, elle est l’indestructible de la destruction ». Voir Catherine Malabou, Les nouveaux blessés, Paris, PUF, 2017, chapitre VII, « La séparation, la mort, la Chose, Freud, Lacan et la rencontre manquée », p. 212.. Et pourtant, cette thèse est complexe, car comment pourrions-nous savoir si l’inconscient a perdu une partie de son contenu, si c’est nous qui subissons cette perte ? Et n’est-il pas curieux, comme l’ont souligné à la fois Deleuze et Malabou, que l’inconscient soit constamment préoccupé par des questions de mort, de perte et de séparation de soi, alors même qu’il est censé ne pas connaître la négation ? Comment cela peut-il être vrai ? Peut-être, comme le suggère Malabou dans ses écrits sur l’inconscient, que cette angoisse de la perte, cette anticipation même de la perte, constitue la préoccupation indestructible et sans cesse répétée de l’inconscient. Ce serait le lieu où le souvenir de la perte et son anticipation s’entremêlent.

Merleau-Ponty étudie comment l’inconscient « se saisit » de nos viesMerleau-Ponty, L’institution, la passivité, op. cit., p. 262. et peut être décrit comme un empiètement qui ne provient pas d’un monde extérieur mais de la psyché même du sujet. L’inconscient organise la réapparition du passé, nous pousse à anticiper sa réémergence à l’avenir, et fait planer sur l’avenir l’ombre du retour inévitable d’un passé à peine sondé. L’inconscient nous donne ainsi le sentiment d’être soumis à un destin qui est en un sens extérieur à nous, mais néanmoins interne à la conscience : une puissance étrangère qui provient de l’intérieur. Merleau-Ponty se réfère ici à la capacité du passé à faire irruption dans le présent, à le transpercer et à le faire dériver. Il décrit le passé comme un reflet qui vient jeter sa lumière sur le présent : quelque chose dans la vie présente fait étinceler ce passé qui commence à venir vers moi, comme s’il s’agissait de mon avenir, ou de l’avenir lui-même. Ce jeu entre les modalités temporelles est ce que Merleau-Ponty appelle « l’implexe ».

L’implexe pourrait être compris comme l’embarras temporel de l’inconscient qui essaie de conjuguer le passé, le présent et le futur. Il ne s’agit pas d’une Sinngebung. Il ne s’agit pas de la position d’un sens, mais plutôt d’une sorte de « fissure » produite par la convergence et la divergence entre ces modalités temporelles. L’« implexe » n’est précisément pas une synthèse ; il marque les limites de la synthèse passive, de l’idée même selon laquelle les impressions externes seraient organisées de manière anteprédicative. Avec cette notion, ce sont donc les postulats les plus fondamentaux de l’intentionnalité qui sont remis en question, pointant les limites de la phénoménologie, à moins, évidemment, qu’on ne permette à la « Stiftung », utilisée à l’origine pour décrire le champ noématique, de s’écarter de son sens husserlien. La perte s’empare de tout ce qui est hors de nous, comme l’a si bien dit Proust. Il semble que Merleau-Ponty sait que Proust et Freud posent le plus grand défi pour sa perspective ; ils se situent tous deux de l’autre côté de la frontière de la phénoménologie, et, dans ses notes, il semble chercher à déterminer si leurs idées – à la fois inestimables, riches et nuancées – peuvent être réconciliées avec ses propres engagements phénoménologiques. L’implexe n’est pas une synthèse, ni passive ni active. Il désigne plutôt un ensemble varié d’éléments, notamment d’images, qui ne peuvent être réduits à un schème unique et ne peuvent pas non plus être facilement réconciliés les uns avec les autres. C’est dans ce champ cactérisé par la limite, la contrainte, la formation, l’expérimentation esthétique, le jeu, la résistance, et la liberté que se situe Merleau-Ponty. L’implexe est l’emblème de cette rupture : il décrit les multiples processus d’institution (Stiftung) qui instituent les relations entre les êtres humains et leurs mondes soi-disant extérieurs, un processus d’inauguration qui n’est pas le fait de l’être humain et ne découle pas non plus d’une décision véritable. Aussi, cette multiplicité désignée par l’« implexe » est-elle une fissure : elle ne peut pas être saisie comme une unité, mais seulement comme l’échec de cette saisie.

Plutôt que de nous donner une définition de l’« implexe », Merleau-Ponty recourt donc à plusieurs analogies pour nous le rendre sensible. Ces analogies décrivent la temporalisation en reliant les souvenirs et les désirs humains à l’écoulement du temps dans les milieux naturels. Rappelons qu’en 1945, dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty insistait sur le fait que la temporalisation relevait d’une expérience spécifiquement humaine, et que la nature, conçue comme une réalité pleine et parfaite, ne pouvait ni créer ni subir le temps. Ce n’était que par rapport à un spectateur que la nature pouvait être appréhendée au titre de modification de la temporalité humaine. En d’autres termes, les pertes dans le monde ne peuvent être des pertes que pour l’être humain qui les subit, même si ces pertes n’ont pas de sens indépendamment de leurs référents dans le monde. Pourtant, nous savons bien que la nature n’est pas une réalité parfaite, pleine et indestructible ; seul l’anthropos l’imagine ainsi. En outre, nous pouvons difficilement nier – même si certain·es s’y essaient – que la destruction de la nature est directement corrélée à notre propre destruction.

Dans ses notes sur la passivité et l’institution, Merleau-Ponty semble s’éloigner de la division sartrienne entre l’être et le néant pour esquisser une vision qui tient compte de tout un ensemble de relations. De fait, si des analogies naturelles permettent de décrire la perte humaine, comme c’est le cas en particulier dans sa lecture de Proust, c’est parce que la nature possède des propriétés analogues. Par exemple, lorsque Merleau-Ponty parle de l’inconscient, il se réfère à la lumière, à l’éclairage qui affecte le champ perceptif:

« De même que l’éclairage change mon champ perceptif, allume ici et là des reflets dont je ne suis pas l’auteur, de même ma position existentielle actuelle rend vie à tel moment de mon passé là-bas qui s’allume et se remet à dériver en moi Ibid., p. 262 ».

À cause de la lumière tacite jetée sur le champ perceptif, écrit-il,

« on voit tel élément du paysage s’allumer dans le crépuscule comme si c’était [le passé] qui « revenait »Ibid. ».

Merleau-Ponty nous rappelle que ce n’est pas « l’action de la lumière » qui produit cet effet, mais nous pouvons néanmoins à juste titre nous demander si cet effet pourrait se produire sans l’action de la lumière. Quelques lignes plus loin, Merleau-Ponty décrit comment le passé surgit dans le présent pour réorienter ses coordonnées, il décrit comment le passé devient un futur vers lequel le présent dérive, voire même un passé qui dérive vers le futur. Merleau-Ponty compare cette complexité temporelle de l’« implexe » aux

« vagues comme on les voit se former (dans la nuit, par exemple) : il y a là une crête d’écume, une autre à côté se forme et s’élargit, elles s’approchent, elles vont ne faire qu’une vague, ni l’une ni l’autre ne le sait, mais leur voisinage même les y prépare, elles se confirment l’une l’autre, elles se connaissent dynamiquementIbid. ».

Puis, il élabore son analogie en expliquant que c’est la « dynamique » de l’implexe qui convoque ainsi le passé et cherche à le mettre en mots. Merleau-Ponty imagine la crête des vagues se rejoignant pour former une unité, comme il imagine ces tendances du passé convergeant dans une même sorte de souhait, ou dans la réconciliation de toutes ces modalités temporelles.

Néanmoins, autre chose se passe lorsque l’estuaire apparu à la fin du voyage devient une image de l’avenir, lorsque la lumière éclaire un passé qui revient vers le présent depuis l’avenir, ou encore lorsque les vagues semblent étrangement coordonnées, quoique de façon inconsciente, devenant le reflet de nos propres déferlantes. Pour Merleau-Ponty, il est clair qu’aucune condition humaine n’est l’effet causal de ces éléments. Et comme on pouvait s’y attendre, il nie le pouvoir de la conscience (ou de la lumière) de produire ces effets par elle-même. Merleau-Ponty semble travailler ici par apposition et juxtaposition, reprenant pour ainsi dire à son compte la dynamique des vagues qui se chevauchent. Relisons la séquence suivante :

« Le bruit de la mer, cette activité d’état qui est la sienne, cette infatigable poussée à travers tous les échecs, cette rumeur inextinguible, symbole dans la distribution de notre choix, de notre liberté à travers toutes les vagues de notre vie lointaine ou récente, symbole de notre ubiquité temporelle – de l’éternité existentielleIbid. ».

Je dois marquer une pause car on pourrait croire que Merleau-Ponty a redécouvert ici que la temporalité spécifique de la lumière du jour et de la nuit, du mouvement et du son des vagues, de la maison des oiseaux, des champignons (mentionnés plus tôt) leur appartient en propre, et pourtant, ces éléments deviennent également l’occasion d’une éternité « existentielle » qui n’admet aucune perte et présume une unité humaine définitive. C’est comme si Merleau-Ponty avait ouvert la porte à une nouvelle théorisation avant de tenter de la refermer au cours de son explication. Mais ce faisant, n’a-t-il pas néanmoins libéré quelque chose d’une importance cruciale ?

Lorsque Merleau-Ponty examine les descriptions que Proust propose de la mémoire, il remarque qu’elles incluent des analogies entre des phénomènes naturels et la perte humaine. La raison en est que tous ces phénomènes sont sujets à une perte et à une disparition similaires : la condition précaire et provisoire du vivant les relie. Le déni de la perte ou son refoulement se manifeste dans l’espace via un paysage ; il prend la forme sonore d’une vocalisation animale, ou encore il donne lieu à l’image émouvante d’une vague en crête, ou d’une chose animée qui vient vers nous de manière inattendue. Commentant la citation de Proust ci-dessous, Merleau-Ponty suggère que les pertes humaines sont transposées sur une nature qui manifeste elle-même son caractère provisoire et temporaire. La perte fait retour vers nous depuis l’extérieur : le noématique fait resurgir la perte via la figure de l’animalité ou d’un processus naturel :

« ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant, et que nous lui avons ainsi laissé toute sa force). C’est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-mêmes ce que notre intelligence […] avait dédaignéMarcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur, repris dans À la recherche du temps perdu, Paris, Galimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 1, 1987, p. 643. Cité par Merleau-Ponty, L’institution, la passivité, op. cit., p. 272.. »

 L’amour humain perdu revient sous la forme d’objets ou d’ombres, qui envahissent le clair-obscur de la vie quotidienne, et chacun de ces éléments est, et n’est pas, sa propre version du temps qui passe. La fissure est là, ouvrant le présent vers le passé, et l’humain vers le non-humain. Ainsi, les métaphores utilisées par Merleau-Ponty se rebellent contre une partie de sa conceptualisation : elles s’échappent, en suivant leur propre cours. Les métaphores n’introduisent aucune unité nouvelle entre des types d’êtres disparates ; elles produisent plutôt un enjambement à travers la prose, le genre de proximité inattendue que nous trouvons habituellement dans la poésie. Merleau-Ponty trouve cette expression chez Freud lorsqu’il écrit :

« le “rêve” exprime l’enjambement du passé sur l’avenir, de l’intérieur sur l’extérieur, qui s’appelle en réalité désirIbid., p. 261. »

Examinons enfin cette phrase de Proust qui a interpellé Merleau-Ponty pour de bonnes raisons :

« Si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois […]Marcel Proust, Le Temps retrouvé, repris dans À la recherche du temps perdu, Paris, Galimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 4, 1989, p. 870. Cité par Merleau-Ponty, L’institution, la passivité, op. cit., p. 278.. »

Soudain, c’est le corps vivant et respirant qui émerge devant nous, respirant un air qu’il est censé avoir respiré auparavant, même si nous savons qu’aucun·e d’entre nous ne peut jamais respirer à nouveau exactement le même air. L’air contenu dans cette première respiration a probablement disparu ou bien s’est complètement transformé au cours de sa vie atmosphérique, au point de venir méconnaissable. Ce que Merleau-Ponty cherche à décrire n’est pas la respiration corporelle, mais plutôt le désir du corps de revivre ce qui ne l’a jamais vraiment quitté, même si le retour en arrière s’avère impossible. Dans sa lecture de Freud, Merleau-Ponty insiste sur le fait que

« l’implexe et le corps ne sont pas seulement analogues, le corps est notre implexe originaire, l’implexe notre corps secondaireIbid., p. 261 ».

Ce corps-là, institué par divers moyens et pouvoirs, constitue un ensemble de relations qui ne peuvent être réconciliées dans une unité. La distance entre le primaire et le secondaire ne fait que refléter cette double vérité dynamique : je ne suis pas le simple effet de ce qu’on a fait de moi, mais je ne fabrique pas non plus tout seul ce que je suis. Exposé à ce qui empiète sur moi et me fait vivre en même temps, mon corps est aussi l’occasion d’une liberté inédite, d’une trajectoire inattendue qui surgit de cette complexité irréductible et en porte la trace. 

Nous ne pouvons pas penser le temps sans le corps, et le corps est le nœud au travers duquel nous vivons et endossons chacune des modalités temporelles. C’est pourquoi la poétesse et philosophe Denise Riley a écrit qu’après une perte démesurée, une perte pour laquelle il n’y a pas de compensation possible, le temps s’arrête et interrompt son fluxVoir Denise Riley, op. cit.. Il n’y a pas de retour possible à l’avenir, ce qui signifie qu’il n’y a pas d’avenir, car il n’y a pas de sens vivant du temps si le retour est impossible. Lorsqu’elle écrit que « le fluide environnant du temps intuitif a disparu », elle a recours à une métaphore qui nous ramène au temps comme une sorte d’écoulement. Si Merleau-Ponty craignait que cette métaphore naturalise le passage du temps, nous voyons ici qu’elle peut servir une finalité tout à fait contraire. D’après Riley, nous avons inévitablement besoin des fluides du corps pour faire l’intuition du temps ; cette intuition est elle-même une forme incarnée de la durée ; or, certaines pertes nous vident de ces fluides : alors le corps devient inanimé et le temps lui-même s’interrompt. Comment rendre compte de cette dimension corporelle du deuil qui articule l’écoulement de la rivière et le passage du temps, un lien qui a lieu dans l’implexe et en vertu de lui ? Qu’en est-il des rivières qui ne s’écoulent plus à cause du changement climatique, ou de celles qui sont devenues toxiques, propageant le cancer le long de leurs berges où les humain·es tentent de vivre ?

Le Mississippi est l’un de ces fleuves. Lorsque, face au changement climatique et à ses destructions, nous disons que nous avons perdu, que nous perdons dans le présent, que nous perdrons encore, et que nous aurons perdu à l’avenir, nous ne sommes jamais de simples spectateurs extérieurs de ces processus, puisque l’effondrement de ces biosystèmes nous concerne également. Comment, dès lors, décrire les modalités temporelles qui affectent les créatures vivantes et les processus vivants dont ces créatures dépendent et qu’elles devraient également protéger en retour ? Quelles orientations ces métaphores disparates qui se succèdent et se substituent les unes aux autres nous donnent-elles ? Ou encore la pratique qui consiste à mélanger les métaphores ? Peut-être ces dernières offrent-elles la promesse de nous défaire de ces typologies séparant l’humain du vivant et du mourant qui appartiennent à ce qu’on appelle « l’environnement ». Peut-être le fait de mélanger les métaphores, de laisser libre cours aux enjambements, nous conduit-il à la reconnaissance nécessaire de nos vies interconnectées.

Contributeur·ices

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Arto Charpentier et Dawn Sheridan.

Comment citer ce texte

Judith Butler , « La pleurabilité du vivant (2/3) », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-décembre) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/la-pleurabilite-du-vivant-2-3