Pendant ce temps la Terre soufflait
(Sur Umwelt de Maguy Marin)

Pour sa deuxième chronique, Déborah Bucchi nous conduit à Bobigny, où elle a vu en mai 2024 Umwelt, spectacle chorégraphique de Maguy Marin. D’abord déçue par cette allégorie acide d’une modernité ravagée où c’est « chacun son monde », son esprit décroche. Mais dans cette distraction même, quelque chose se fait sentir : la soufflerie qui vient de la périphérie donne alors une idée plus positive de la manière dont la scène peut nous ramener sur Terre. Une leçon, modeste mais précise, d’esthétique terrestre.

Les formes scéniques contemporaines se caractérisent en partie par la continuité qu’elles établissent entre la scène et la salle d’une part, entre le théâtre et le monde d’autre part. Au lieu d’exagérer, comme le voulait l’esthétique illusionniste du théâtre dramatique moderne, la clôture de l’univers scénique, elles font coïncider, à l’instar des performances rituelles, l’espace-temps dramatique (le monde figuré sur la scène) avec l’espace-temps vécu de la performance. Au lieu de masquer l’artificialité des agents humains et non-humains de la représentation afin de reproduire la nature ou la vieSur l’émergence et l’histoire au XVIe et au XVIIe siècles de ce théâtre qui met en scène les passions humaines en faisant de la nature un décor, et son rapport avec les scènes politique et scientifique, voir Frédérique Aït-Touati, Théâtres du monde. Fabriques de la nature en Occident, Paris, La Découverte, 2024., elles exposent de façon plus ou moins fictionnelle leur performativité. Aussi peut-on considérer de telles formes scéniques comme des expériences sensorielles de reterrestrialisationSelon l’expression et la perspective de Patrice Maniglier dans l’article qui inaugure la revue des Temps qui restent : Patrice Maniglier, « Des Temps Modernes aux Temps qui restent : Histoire et avenir d’une revue, histoire et avenir du monde », Les Temps qui restent, n°1, avril 2024 [En ligne] https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-1/des-temps-modernes-aux-temps-qui-restent-histoire-et-avenir-d-une-revue-histoire-et-avenir-du-monde..

On pourrait penser a priori que le spectacle chorégraphique de Maguy Marin intitulé Umwelt, créé en 2004 et rejoué le 15 mai dernier à la Maison de la Culture de Bobigny (MC93), relèverait d’une telle esthétique, en raison notamment de sa thématique. Le titre, qui signifie en allemand « environnement », et plus littéralement « monde-autour », renvoie à la notion développée par Jakob von Uexküll, un philosophe et biologiste allemand né en 1864. Quoique les performances représentées à la MC93 s’adressent particulièrement à ces « intellectuels avancés » dont parlait PasoliniPier Paolo Pasolini, Manifeste pour un nouveau théâtre, Paris, Ypfilon, 2019, traduit par Marie Fabre, p. 14., la frange de la bourgeoisie désireuse de s’allier avec les classes populaires, nul besoin pour comprendre de quoi il s’agit, fort heureusement, de connaître la pensée du théoricien – lue librement d’ailleurs par Maguy Marin à travers la lecture qu’en fait Deleuze dans son livre sur SpinozaGilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Les Éditions de minuit, 2003 (1970), chapitre « Spinoza et nous ». Voir l’entretien suivant, réalisé en 2015 et reproduit dans le programme de salle du 15 mai 2024 : « Chronique d’un monde qui tombe. Entretien avec Maguy Marin autour d’Umwelt », propos recueillis par Gilles Amalvi, Paris, 2015. [En ligne] https://www.mc93.com/journal/chronique-d-un-monde-qui-tombe.. C’est en fait l’idée d’« entour » qui intéresse la chorégrapheIbid., ainsi que l’indique le document de salle. Le sujet de la performance n’est donc pas le concept d’Umwelt, mais ce que recouvre bien plus largement ce mot : le « monde dans lequel on vit »Selon la traduction proposée dans le descriptif du programme., soit l’environnement.

Sur le site de la compagnie de la chorégraphe, la description du spectacle est plus précise. Y transparaissent davantage les traces de la pensée deleuzienne dont Maguy Marin s’inspire. Ce que représenterait Umwelt, ce sont

les interférences de toutes sortes, attractions, répulsions, sympathies, antipathies, altérations, alliages, pénétrations, dessinant peu à peu un paysage dévasté par les diverses traces d’activités, rejets, déchets, accumulation de « restes », transformant l’espace en une ruine systématiquement formée par tous dans l’indifférence généraleExtrait de la présentation d’Umwelt sur le site de la compagnie Maguy Marin : https://compagnie-maguy-marin.fr/creations/umwelt.

Mais le discours de l’artiste sur sa performance ne correspond pas complètement à ce qui a lieu sur la scène. Car il n’y a justement pas, ou alors très peu, d’« attractions », de « sympathies », d’interférences positives dans la performance. Au centre du monde figuré sur la scène se trouvent en effet des êtres humains visiblement coupés tout à la fois de leur environnement et des autres humains – en fait de tout ce qui dépasse leur étroite enveloppe de vie individuelle, marquée sur la scène, je vais y revenir, par les miroirs qui ne donnent à voir que leur propre reflet. Par ailleurs la performance thématise moins, à premier abord, les interactions entre humains et non-humains, ou entre différents Umwelten, que la destruction de l’environnement par les actions humaines. Ce que le spectacle expose, ce n’est pas la capacité d’un milieu à affecter l’être, comme l’ont mis en avant les philosophes de l’écologie reprenant la notion d’Umwelt à la suite de DeleuzeChez Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005) ou encore chez Vinciane Despret (Que diraient les animaux, si…on leur posait les bonnes questions ?, Paris, La Découverte, 2012)., mais celle de l’individu à négliger son milieu jusqu’à l’anéantir. Contrairement à ce que pourrait suggérer le titre mais comme l’indique en réalité la description du site, ce n’est pas tant l’action de l’environnement qui est au centre, que celle, mortifère, de l’être humain.

Sur le coup, je dois avouer que je trouvais cette expérience désagréable. Au lieu de cette entité riche et chatoyante qu’évoquait le mot Umwelt, je me retrouvais avec ce monde pauvre et hargneux dans lequel je vivais déjà et dont j’aurais voulu m’échapper. Plus grave, je me suis mise à rêvasser à autre chose pendant le spectacle – ce qui ne semble pas témoigner de son efficacité. À la réflexion aussi, j’avais des doutes. Je percevais bien le sens critique de cette performance, mais je me demandais si cette description acerbe que fait Maguy Marin de l’inconséquence de l’individu et de sa violence à l’égard de l’environnement suffisait à faire de cette performance au thème pourtant écologique une expérience de reterrestrialisation. Cependant les effets sensoriels du spectacle, qui ont perduré après la représentation, m’ont néanmoins amenée à prêter attention à ce qui n’était pas au centre de la scène, et à voir ce que la performance avait au fond, ou plutôt dans ses marges, de terrestre. Et ma distraction même m’est apparue comme une manière subtile de me faire faire l’expérience de la Terre.

Double immersion

Un gigantesque ventilateur est situé sur la gauche de la scène, à l’écart du dispositif scénique central principal. Sur le devant, trois guitares électriques posées au sol sur lesquelles glissera tout au long de la performance une corde, maintenue par deux bobines, à droite et à gauche, soulignant la frontière entre la scène et la salle. Le fond de scène est constitué de miroirs disposés en quinconce, dont les interstices dessinent les couloirs par où apparaissent et s’évanouissent les diverses figures jouées par les neuf interprètes du spectacle. Celles-ci, toujours sans parole, viennent effectuer un geste face ou dos au public (mettre une couronne en argent, manger une pomme, se toucher le nez, dire non avec le doigt, enfiler un tablier, embrasser quelqu’un, installer une plante…) pour ensuite repartir, puis revenir. À la différence des palais des glaces, l’agencement des miroirs est tel que les interprètes ne peuvent se croiser.

Sur la scène les mêmes figures reviennent, une à une, à deux ou à plusieurs. Les mêmes actions se répètent. Des détails changent cependant d’une apparition à l’autre : le chapeau n’est plus le même, telle figure réapparaît mais dans un autre couloir. Parfois le vrombissement sonore s’arrête. Le son des guitares électriques est de temps en temps altéré par le frottement des gaines enserrant à certains endroits la corde qui les fait résonner. Dans l’entretien du programme de salle, la chorégraphe dit avoir voulu saisir les moments du quotidien échappant à la vue« Chronique d’un monde qui tombe. Entretien avec Maguy Marin autour d’Umwelt », art.cit.. Mais certaines actions sont loin d’être banales. Les actions semblent d’ailleurs de plus en plus sordides à mesure qu’elles se répètent. Elles sont toujours plus chargées d’agressivité. Les corps s’exposent sans grâce et avec assurance, et même avec un excès d’assurance. Ainsi ces figures bien plantées sur leurs pieds, se déplaçant les jambes un peu écartées, niveau bassin, dans une sorte de pas carré. Ainsi cette femme croquant sa pomme, les yeux braqués en direction du public avec un air de défi ou de mépris. Les objets apportés sont parfois abandonnés. Ils s’accumulent sur le devant de la scène. Autant de déchets non recyclés, autant de traces concrètes d’une négligence généralisée. Ces figures s’offrent sans générosité, ni fragilité au regard du public, quoiqu’elles soient parfois dérisoires, quand elles mangent par exemple leur carotte, oreilles de lapin sur la tête. Elles semblent se regarder elles-mêmes quand elles s’exposent, et le public semble n’être lui-même que l’un des miroirs se trouvant sur la scène. Le défilé, motif chorégraphique largement repris dans la danse contemporaine, n’a donc rien de l’amical retour d’interprètes dont on apprécie la variété visuelle des costumes. Il n’a rien à voir non plus avec les codes gestuels, la légèreté et l’exagération subversives propres au défilé de mode réapproprié par le voguing ou à l’esthétique queer du show off. S’exhibe la normalité d’un monde qui ne masque plus sa violence.

Le mouvement sonore et visuel, répété, fonctionne comme un bruit blanc déclenchant un mouvement imaginaire. Arrivent sans que je ne m’en aperçoive des images mentales, à mesure que s’hybrident choses vues, entendues et perçues. Les images scéniques agissent en effet comme des stimuli extérieurs déclenchant l’activité sensorielle et imaginaire. Dans un merveilleux texte, Alice Godfroy rend compte avec précision de cette forme de stimulation. Relisant Sartre, elle introduit le corps dansant dans la liste des objets embrayeurs susceptibles d’activer les « images hypnagogiques » décrites par le philosophe dans L’imaginaire (1940), c’est-à-dire des images capables de déplacer l’attention du spectateur ou de la spectatrice « d’une conscience perceptive à une conscience imageante »Alice Godfroy, « Images hypnagogiques », in www.pourunatlasdesfigures.net, Mathieu Bouvier (dir.), La Manufacture, Lausanne (He.so) 2018. [En ligne] https://www.pourunatlasdesfigures.net/element/images-hypnagogiques.]. Le souffle du ventilateur allié au son des guitares d’Umwelt – la seule évocation d’harmonie dans la performance – s’inscrit parfaitement dans cette liste : le dispositif sonore invite le corps à une détente propice à l’accueil des choses vues, à un état de perception légèrement altéré qui sollicite l’activité imageante.

L’étendue de la performance se déréalise, ou plutôt les images scéniques deviennent le simple support de mon imagination. J’intériorise la vanité des actions effectuées. Se forme une autre expérience, une autre narration, sans rapport évident, par-delà ce que je vois. Seconde immersion, dans un théâtre intérieur cette fois, autonome de ce qui a lieu sur scène. Mais l’expression de théâtre intérieur renvoie sans doute trop à la philosophie cartésienne, qui sépare drastiquement l’intériorité du sujet pensant du monde extérieur, pour ne pas créer de confusion. En l’occurrence, l’expérience mentale intérieure durant le spectacle de Maguy Marin a bien été déclenchée par le dispositif scénique. Mais à la différence d’autres performances contemporaines, qui tendent à faire fusionner images scéniques et images mentales, à dissoudre les contours entre extérieur et intérieur, à faire s’effondrer les limites du sujet moderne, la performance de Maguy Marin m’entraînait à plonger dans l’expérience de la conscience imageante, donc à réduire les agents sonores et visuels scéniques à de purs et simples embrayeurs dont je ne percevais plus que le vague mouvement – à me désintéresser, en quelque sorte, de ce qui se passait sur la scène. Ce faisant, elle m’invitait à m’interroger sur les rapports entre perception et attention, entre théâtre extérieur et théâtre intérieur : pourquoi ce dédoublement, ce décrochage de l’espace réel, dans une pièce portant sur « le monde dans lequel on vit » ? Fallait-il en conclure que cette expérience, qui m’a désajustée du milieu où je me situais, était pour moi ratée ? Ou bien est-ce par mimétisme avec la solitude des individus s’offrant à ma vision que s’est produit ce repli vers l’intérieur ? Ou bien encore, est-ce mon Umwelt qui m’a empêchée de m’adapter à cette autre Umwelt qui m’était proposée ? La performance illustrerait bien alors la théorie d’Uexküll selon laquelle non seulement chaque espèce, mais les individus au sein de chacune d’elles, possèdent un espace-temps qui leur est propreCamille Chamois, « Les enjeux épistémologiques de la notion d’Umwelt chez Jakob von Uexküll », Tétralogiques, n°21, 2016, p. 171-194. [En ligne] https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article37.. Mais peut-il y avoir alors un sens, au-delà de l’expérimentation sensorielle intérieure, à cette expérience commune ?

Le spectacle de Maguy Marin sollicite fortement l’activité interprétative, et plus particulièrement le discours critique. Il se distingue en cela d’un divertissement ludique ou d’une performance rituelle où est suspendue la question du sens, comme l’écrit Frédérique IldefonseVoir en particulier, pour le développement de cette idée : Frédérique Ildefonse, Il y a des dieux, Paris, PUF, 2012 et “Croire aux dieux”, Socio-anthropologie, 36 | 2017. [En ligne] http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/3081.]. La prise en compte explicite dans le dispositif performatif de la fabrication du sens par l’instance spectatorielle est en effet caractéristique des esthétiques contemporaines. Les artistes conçoivent leur objet scénique bien plus comme un questionnement (voire comme une énigme, par exemple chez le metteur en scène Romeo Castellucci) que comme un message, quand bien même cet objet semble s’inscrire, comme la performance de Maguy Marin, dans une perspective politique (ici la critique politique de la société moderne, la pensée écologique). Cela tient à la nature même des formes performatives qui caractérisent l’esthétique contemporaine. Re-présenter des actions dans un espace-temps donné, surtout dans des formes « où le sens glisse »Josette Féral, « De la performance à la performativité », in Communications, 92, 2013. Performance – Le corps exposé. Numéro dirigé par Christian Biet et Sylvie Roques, p. 205-218. [En ligne] www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2013_num_92_1_2704., est toujours l’occasion d’en repenser les effets.

Le spectacle de Maguy Marin fait partie de ces formes scéniques qui laissent une grande place, parfois déroutante, à l’activité imaginative et interprétative du public. Or si elles dépendent toujours de l’environnement social du public et de son degré de familiarité avec les arts du spectacle, les interprétations sont néanmoins guidées, à des degrés différents, par l’agencement des matériaux scéniques, humains et non-humains, intra ou extra scéniques, mythiques ou physiques. Le dispositif scénique, objet perçu par un même public, définit toujours aussi sinon un récit, du moins le brouillon sophistiqué d’un discours sur le monde à reconstruire, et auquel la patine du temps pourra éventuellement, lors de son rejeu plus tard, donner une texture particulière. Ainsi le spectacle de Maguy Marin, créé en 2004 et rejoué en 2024, prenait-il pour moi la couleur d’un discours politique presque antimoderne : celui du désenchantement du monde fin de siècle, ou du discours sur la fin de l’histoire à la veille du XXIe siècle, sans que je sache bien si la mise en scène devait susciter l’approbation ou la critique de tels discours, la peur ou la compassion. Mais en 2024, ce n’est plus seulement l’entité visuelle principale, le groupe humain placé au milieu, qui attire l’attention, mais le dispositif sonore qui l’environne. Et c’est aussi sans doute pourquoi mon attention a glissé du centre de la scène vers un ailleurs. 

Réinterprétation

La chorégraphe explique, dans le descriptif distribué à l’entrée de la MC93, à propos du dispositif scénique situé au fond de la scène : « C’était une manière de jouer sur la perception, afin que l’on perçoive les visages, mais de manière diffuse ; que les silhouettes se dessinent de manière globale – ni anonymes, ni trop singularisées – comme l’exposition d’une humanité… »« Chronique d’un monde qui tombe. Entretien avec Maguy Marin autour d’Umwelt », art.cit.. Les costumes, les objets et la scénographie décrivent cependant moins le mythe d’une espèce humaine anhistorique qu’un groupe social à la fois flou et identifiable, qui pourrait être la classe moyenne blanche et hétéronormée du monde occidental. Les actions, on les a évoquées, sont loin d’être neutres. Le programme de salle, qualifiant le spectacle d’« hypnotique », évoque la lutte de ces êtres face à une nature dévastée, la « frénésie » de leurs gestes et la poésie qui se dégage du spectacleProgramme de salle du 15 mai 2024, MC93.. Le court descriptif pouvait laisser penser que l’expérience serait onirique. On sentait y poindre l’esthétique du sublime ou du tragique. Je propose bien plutôt de voir en 2024 dans les hommes et les femmes de ce petit monde scénique fonctionnant en vase clos, indifférent à sa propre chute, l’individu moderne dans son versant le plus négatif : l’absence d’attention, de fragilité et de sensibilité à l’environnement, la jouissance tranquille et insouciante de soi, la virilité conquérante.

Le jeu des apparitions et disparitions renforce la vanité des actions humaines effectuées dans un environnement qui semble inépuisable. Le défilé des êtres qui s’exposent sur le devant de la scène fige le temps humain dans un présent immuable. Mais ce présent semble bien fragile et limité face au temps cosmique figuré par le puissant souffle du ventilateur qui envahit et remplit continument l’espace scénique. Faut-il voir dans cette infinie variation des apparitions et disparitions une forme contemporaine de danse macabre, où le bruit tonitruant des trompettes annonçant la mort aurait été remplacé par le souffle d’un puissant ventilateur ? La performance serait-elle une figuration contemporaine de l’enfer ? La dimension sonore y est en tout cas essentielle. C’est dans le conflit entre les corps et le souffle que se situe le cœur de la situation narrative ; entre les individus modernes, et ce qui se constitue en 2024 à côté d’eux comme un autre sujet : la Terre.

Celle-ci apparaît progressivement, positivement et négativement. Positivement, avec le dispositif sonore constitué par le ventilateur, les guitares et la corde, qui figurent dans la boîte noire du théâtre des puissances cosmiques. Négativement, avec l’aveuglement des individus, imperturbables, pris dans cet autre entour qu’est l’agencement des miroirs, figurant l’étroite enveloppe de la vie individuelle, les corps ne faisant que répéter, sans s’affecter, leurs actions parallèles. Grâce aux reflets cependant, le public aura l’occasion d’entrapercevoir d’autres gestes, à la limite entre la scène et les coulisses : se précipiter pour se replacer au niveau d’un autre couloir, se faire aider par son partenaire de scène pour enfiler son costume, quitter son rôle pour en endosser un autre. Images furtives de la vie théâtrale, hors espace dramatique, qui contrebalance la froideur d’une scénographie évoquant l’architecture de verre des bâtiments modernesComme le note Aurore Bonnet dans son carnet de recherches en ligne : Aurore Bonnet, « Umwelt et esthétique phénoménologique des ambiances », Le Cresson veille et recherche. À propos d’ambiances architecturales et urbaines(Hypothèses.org), 20 février 2015. [En ligne] http://lcv.hypotheses.org/9280..

Là où la pièce pouvait peut-être sembler mettre en scène, lors de sa création en 2004, la violence des actions humaines, son retour en 2024 déplace le regard : ce qui apparaît, c’est la puissance d’agir de cet entour invisible et pourtant intrusifJe reprends ici l’image de l’intrusion de la Terre comme puissance d’agir dans le monde contemporain avec la mutation climatique telle qu’elle est développée par Isabelle Stengers (Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2013) et Bruno Latour (Face à Gaia. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015). (tonitruant dans la performance) qu’est la Terre. Mais dans le contexte d’aujourd’hui la performance a dès lors peut-être un autre effet : le refus de s’identifier aux figures humaines qui apparaissent sur la scène et de se laisser hypnotiser par leurs actions. Or le dispositif de la répétition est tel qu’il est difficile de sortir de ce monde clos, situé au centre de la scène pour capter le regard. Il y a trop peu de variations visuelles ou sonores, trop peu de mise à distance de ces figures pour dissiper les affects négatifs suscités par leur défilé. Mais il y a aussi trop de dureté dans le monde figuré pour se laisser tranquillement bercer par les images scéniques, pour que l’immersion devienne insouciante et religieuse adhésion à une société dont il faudrait accepter que les individus, désenchantés, ne daignent ni appeler à l’aide, ni apprécier, dans leur chute, le temps qui reste.

Ce monde humain, où les liens de solidarité, condamnés par l’architecture même à ne pas naître, ne sont même pas souhaités, est indésirable. Mais il est aussi un contre-modèle parfait de vie sociale. C’est ici qu’apparaît le discours critique et politique dont cette expérience sensorielle peut être porteuse. Ce n’est que dans un second temps, bénéficiant du travail de l’œuvre, de la digestion des restes de la performance, que j’ai compris que le libre cours de ma conscience imageante face à Umwelt avait été une façon de résister non seulement aux valeurs (ou à l’absence de valeurs) du monde figuré, mais aux représentations convenues, vieillies voire antimodernes de la modernité que le spectacle pouvait rappeler ou charrier implicitement et par-delà les intentions de sa créatrice (l’individualisation, l’idée de désenchantement du monde, l’absence de lien social). Il aura fallu que l’expérience d’individualisation soit en fait poussée jusqu’à l’épuisement, pendant et après le spectacle, pour que puisse émerger un autre sens. La performance prenait une autre épaisseur. Ma déconcentration durant le spectacle avait aussi été expérience d’un décentrement, du visuel au sonore, du centre vers la périphérie : si les figures humaines, disparaissant derrière mes images mentales, sont au milieu du plateau et le ventilateur sur le côté, à la limite de la scène, la force du mouvement sonore finissait par faire de la Terre un nouveau référentiel.

Par ce surgissement de la Terre à la limite de la scène, la performance de Maguy Marin s’inscrit de biais dans le champ du théâtre écologique contemporain cherchant à se désanthropocentrer, quoiqu’elle flirte effectivement avec l’esthétique moderne du sublime et du tragique. Elle se situe en fait entre l’ancien régime climatique et le régime terrestreL’émergence de la Terre comme puissance d’agir dans la cosmologie moderne marque, pour Bruno Latour, le basculement entre un ancien et un nouveau régime climatique (Bruno Latour, Face à Gaia. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015)., et invite ainsi à faire l’expérience des restes d’une modernité en transition, ainsi que d’une humanité mythique en voie de décentrement. En 2024, et c’est sans doute aussi pourquoi elle est reprogrammée, cette forme performative gagne une autre épaisseur. L’ampleur de la question écologique, l’attention croissante aux agents non-humains et les réflexions théoriques sur les transformations esthétiques du théâtre moderne ouvrent d’autres possibilités d’interprétation de cette forme née entre deux mondes, au tout début du XXIe siècle, et qui constitue d’ailleurs une étape importante dans le travail de la chorégraphe elle-même« Chronique d’un monde qui tombe. Entretien avec Maguy Marin autour d’Umwelt », art.cit..

Je continue d’absorber le souffle tonitruant de cet environnement théâtral, désormais familier, et même nourricier, et avec lui le réconfort paradoxal de l’existence d’un mouvement vital plus fort et durable que la seule espèce humaine. L’image d’un monde moderne désenchanté s’est, après la représentation, complètement effacée au profit du chant ensorcelant d’une Umwelt planétaire.

Contributeur·ices

Déborah Brosteaux, Patrice Maniglier, Kianush Ruf

Comment citer ce texte

Déborah Bucchi, «Pendant ce temps la Terre soufflait (Sur Umwelt de Maguy Marin)», Les Temps qui restent, n°2, juillet-septembre 2024.