Capsule sonore : un extrait du texte avec la musique d’Olivier Mellano et la voix de Laure Gauthier
Sur les rives de rochefort comme dans les civités avoisinantes, les embruns continuaient d’exister et de la bruyère poussait. Parfois, de façon imprévisible, elle fleurissait. Ses fleurs n’avaient sans doute jamais changé de couleurs depuis la nuit des temps. Dans les contrées jadis administrées par mélusine, la monosaison avait fait place à deux saisons, une saison chaude où tout brûlait et suffoquait mais moins qu’au siècle passé, et une saison humide où il pleuvait parfois suffisamment pour compenser les ravages de la saison sèche et où l’on était parvenu, en espaçant les habitants et rétablissant des haies, à juguler les plus grosses inondations. La nature s’y était faite et les habitants également. Quelques papillons et quelques vers luisants étaient réapparus vingt ans après l’interdiction du Tourisme Traversant, signe, si ce n’est d’une nouvelle félicité, en tout cas d’une orée prudente.
Les habitants de ces contrées s’auto-administraient et pour l’instant, ça fonctionnait. On ne savait pas combien de temps ça durerait et on l’acceptait. On savait cette félicité précaire tant les dictatures alentour observaient d’un mauvais œil ces terres se réparer doucement et la population prudemment avancer. Ce dont mélusine âgée se félicitait le plus, c’est que, dans les civités, il ne se trouvait plus personne ou presque pour regretter les époques passées ou les idéaliser. C’en était fini de la perte, on était là à traverser ce qui restait et on s’en satisfaisait.
Pour s’évader hors du mariage qui l’enfermait, il avait suffi à mélusine d’accepter son hybridité et son âge. Ainsi transformée, les cheveux gris, le coin des yeux et la nuque ridés, les mains tachées, les os douloureux, elle était partie accepter et la vieillesse de l’humanité et la sienne sans passer par les Parcours de Transplantation Augmentée (PTA) ni l’ajout de Joues Artificielles Multisiliconées (JAM) comme c’était devenu à la mode peu de temps avant son accession à l’administration de ces contrées et comme cela avait, depuis, perduré sans son aval.
À la saison humide, les nuages restant la regardaient. Les masses d’eau accumulées transformaient le ciel qui se couvrait alors d’immenses cumulos que l’on appelait communément depuis quelque temps les cumulo-cargos tant ils déchargeaient leurs pluies froides en masse. Les nuages au ciel observaient la population vieillir et se fichaient bien des greffes de peau qui se pratiquaient de plus en plus souvent. Il se fichaient aussi des cuirs chevelus élevés sous verre et implantés après 55 ans. Le poitou rationnait l’eau et l’électricité dans chaque civité mais la calvitie avait disparu en même temps que mélusine. La fée, elle, ne voulait pas d’une vieillesse de faussaire. Elle voulait une vieillesse commune au milieu de ses anciens administrés. Une aube éprouvée. Vieillir à même. Peu lui importait que ses cheveux se clairsèment et que sa peau se craquèle, elle acceptait de vivre la vie d’une étoile en accéléré et de décliner en intensité. La beauté, c’était l’acceptation, pensait la fée. Accepter l’irréversibilité. À rochefort, elle était venue écouter la précarité et voir ce qu’elle lui enseignerait.
Dans une petite maison de bois qu’elle échangeait régulièrement suivant le nomadisme intégré qu’elle avait autrefois mis en œuvre, elle s’acclimatait à sa nouvelle civité. Les travaux du ministère pour l’acceptation de l’animal intérieur ayant porté ses fruits, elle n’avait plus à se cacher quand sa queue de serpent apparaissait. Elle pouvait désormais s’appuyer sur son animalité intégrée.
« Permets, ô vie, ce dernier effort de vie champêtre ! Que je vive avec peu de forces et puisse trouver des sources manquantes et des chemins insoupçonnés », murmurait la fée. « Ma langue ne suffit plus à l’écriture d’un grand récit, alors je consigne quelques vers de côté qui disent peut-être quelque chose d’insoupçonné, des chemins où se rendre sans ressasser les désastres passés. »
Dans ses journées lentes et comptées, mélusine prenait le temps de vieillir. Elle chantait le moineau commun qui, tous les matins, venait à sa table et s’y reposait. Elle se demandait combien de temps cette cohabitation durerait ? Qui des moineaux communs ou de ses anciens administrés survivraient à la chaleur ou aux pluies ? Un jour, elle sourit en voyant apparaître un deuxième moineau près de la haie de bruyère et de conifères. Elle avait décidé que le soir de sa vie serait aussi beau que celui des journées sur la baie, inondées d’une lumière qu’elle affectionnait. Depuis le siècle dernier, la charente asséchée était devenu un ruisseau paisible, mais l’océan avait progressé jusqu’à soubise qu’il avait recouvert. La fée âgée n’écoutait pas les missives du Parti Apocalyptique Poitevin (PAP) qui se réunissait en secret, malgré la dissolution qu’elle avait imposée, et distribuait par-dessus sa haie des capsules vocales difficilement destructibles qui émettaient plusieurs heures par jour des appels à des rituels sacrificiels pour prévenir l’Apocalypse. C’était à d’autres de lutter, elle le savait et se contentait de faire taire ces capsules et de les apporter au coin de sa rue à des habitants qui les transformaient pour construire une station d’épuration des eaux de pluie multi-contaminées.
Les humains avaient fait des présages de la fin du monde, avaient cherché à la singer pour tenter de la contrôler dès qu’ils s’étaient redressés, ne voulant s’avouer qu’ils ne savaient pas où leur chemin menait. La fée préférait se concentrer sur ce qui était à traverser et imaginer une rive possible, c’était assez. Pas besoin de se dire qu’on vivait une posthistoire, ça n’aidait pas la population, pas plus que ça n’aurait aidé les hommes des cavernes de se dire qu’ils étaient arrivés sur terre avant j.-c. Chacun faisait ce qu’il pouvait. Les prématurés comme les retardés. La fée avait tenté d’implanter deux pommiers pour récolter quelques fruits, tant ceux-ci venaient à manquer. Pour l’heure, les troncs vivaient et quelques branches poussaient, peut-être quelques fleurs s’épanouiraient-elles avant la saison chaude et un fruit poindrait sans doute un jour qui satisferait son envie de pommes.
Mélusine avait accepté la vieillesse humaine sans savoir combien de temps elle durerait et admirait la rosée tant qu’il y en avait. Elle avait aussi appris à aimer le ciel orangé qui scintillait d’une couleur qu’elle ne connaissait pas les soirs de grandes marées, quand la mer rejetait des algues rouges par centaines de milliers sur les côtes et dévastait les cinq ou six kilomètres qu’elle traversait. La population avait l’habitude de se rendre en urgence à porchaire. Mortelles, les algues venaient du Nouveau Royaume d’Armorique (NRA) et dégageaient un gaz suffocant qui endormait les animaux restants comme les humains vieillissants n’ayant pas la force de quitter le territoire assez précipitamment. Le NRA avait des taux de toxicité qui faisaient exploser les appareils de mesure. Le roi auto-proclamé était mort il y a peu de la Peste du Porc Augmenté (PPA), tout comme ses sujets. La terre du pays avait été intégralement infestée à force de l’élevage intensif d’animaux couchés et engraissés qui, au fil du temps, naissaient sans pattes : des bustes augmentés à manger au rabais, voilà ce qu’ils étaient. Mais la PPA infesta la terre d’armorique jusqu’à trois kilomètres de profondeur de sorte que nul n’y pénétrait plus. C’était une contrée abandonnée. D’où s’échappaient certains jours des gaz mortels qui se répandaient sur le poitou, mais on avait appris à faire face.
Extrait de mélusine reloaded, Corti, 2024